Philippe Apeloig : Quand la typographie devient image
by Pauline Weber
Si Philippe Apeloig en rejette l’étiquette à certains égards, ce sont bien ses talents de typographe qui attisent tous les regards. Entre références historiques et sources d’inspiration multiples, il nous fait pénétrer dans l’intimité de sa démarche créative qui par ses habiles jeux de compositions, rappelle à quel point « le graphisme peut-être un élément artistique fort comme la couleur pour un peintre et le métal pour un sculpteur. »
Discrète et presque imperceptible, la typographie n’en demeure pas moins le fruit d’un travail de longue haleine. Pilier de la communication, elle est à la fois informative et évocatrice d’une symbolique par la danse des lettres et des mots qu’elle opère. C’est sur ce schéma de pensée que Philippe Apeloig a construit son travail de création graphique, collaborant pour des institutions culturelles et maisons prestigieuses comme le musée d’Orsay, le Louvre, le théâtre du Chatelet, Hermès ou Puiforcat.
Bonjour Philippe, vous avez étudié conjointement à l’Ecole Duperré et à l’ENSAD. A quel moment, votre intérêt s’est-il porté plus précisément sur le graphisme et la typographie ?
Mes deux stages chez Total Design à Amsterdam ont été déterminants dans ma volonté de devenir graphiste. Là-bas, j’y ai appris la rigueur, le sens de l’épure, le minimalisme, la grille. C’était l’une des agences les plus influentes de l’époque en matière de typographie. Je suis en quelque sorte devenu graphiste par accident.
La vie professionnelle est bien souvent au delà de la volonté et du travail, le fruit de rencontres et de hasards. La suite de votre parcours semble aller également dans ce sens, n’est-ce pas ?
C’est vrai ! Je suis entré au musée d’Orsay en répondant à une annonce en 1985. Outre mes stages aux Pays-Bas et mes travaux d’illustrations pour la presse que je ne montre jamais, je n’avais pas beaucoup d’expérience. J’avais 22 ans à l’époque.. C’était très novateur à l’époque pour un musée d’engager un graphiste à plein temps. Entre les calendriers, les supports pour la presse, les cartels, les fiches du musée, l’étendue de mon travail était très vaste !
À ce propos, quelle était la place de la typographie à cette époque dans la construction de l’identité visuelle d’une marque, d’un média, d’une affiche etc. ?
Au début des années 70, en France, il y avaient de très beaux logotypes faits à partir de lettres notamment dans la mode et la culture : le YSL de Cassandre pour Yves Saint Laurent, le CC de Chanel, le RMN pour la Réunion des Musées Nationaux de Adrian Frutiger. Plus tard, le graphisme français était dominé par Jean Widmer, créateur du remarquable logo du Centre Pompidou et le collectif Grapus avec leurs affiches militantes et libres dans leur graphisme engagé.
J’étais pour ma part très inspiré par les affiches suisses de Emil Ruder, Müller Brockmann ou encore Armin Hofmann. Je me disais qu’elles avaient une signification particulière. Chez Hofmann, l’affiche était un véritable travail conceptuel sur la typographie et le signe, la connexion entre le signe et l’image conçue comme une forme quasi- symbolique. L’idée n’était pas d’aboutir à une image illustratrice.
On oppose souvent la culture du design et du graphisme des pays nordiques et de l’Allemagne à la culture littéraire de la France, est-ce toujours une réalité ?
Historiquement, il est indéniable que c’est l’expression littéraire qui a régné sur la culture française plus que l’expression par l’image.
Dans les civilisations nordiques, l’accès à l’image s’est fait beaucoup plus tôt à l’instar des primitifs flamands et du Siècle d’or de Rembrandt et de Vermeer. Par leur souci de la composition et de la lumière, ils ont façonné l’esprit néerlandais. C’est toute une organisation de l’espace dans un support en 2D qui s’est mise en marche. Dans la pratique, les artistes avaient déjà un rapport à l’espace, aux formes, aux contre-formes. La plupart des tableaux étaient soigneusement composé selon le principe du nombre d’or comme la Laitière de Vermeer, véritable icône tant l’exécution que dans la symbolique. Et c’est ici que les racines du design se situent à mon sens. Puis, ce n’est pas un hasard si le modernisme du Bauhaus s’est développé par la suite en Allemagne. Il était communément admis que le design était une esthétique au service d’une industrie alors qu’en France, il était associé à des aménagements liés au luxe.
Cependant, la scène graphique française est aujourd’hui très active et l’on observe une jeune génération porteuse d’idées dans ses créations. C’est une grande nouveauté. Ici plus qu’ailleurs, il y a cet appétit de rattraper le retard dans le milieu car tout est encore à faire, d’où ce regain de curiosité ! Dans le domaine de l’édition, on voit de très beaux livres. De plus, beaucoup de conférences, de blogs, d’articles de presse s’y intéressent dorénavant.
Vous avez été pensionnaire à la Villa Médicis avec pour projet d’inventer de nouvelles polices. Quel fut votre processus créatif ?
Lorsque j’ai intégré la Villa Médicis en 93-94, il n’y avait encore jamais eu de graphistes à Rome. Concrètement, je suis venu avec tout mon matériel pour dessiner des lettres.
Je regardais beaucoup les fonderies qui réalisent les polices de caractères en plomb destinées à l’imprimerie. C’est dans cette logique que j’ai développé la police de caractère Octobre distribuée aujourd’hui par la fonderie Nouvelle Noire en Suisse et nommée ainsi parce qu’elle d’abord servi à composer les affiches du festival de musique et de danse « Octobre en Normandie ».
J’ai acheté un cahier d’écolier avec des petits carreaux et j’ai commencé simplement à noircir certains carrés jusqu’à donner naissance à une lettre, puis à une autre etc. J’assemblais des carrés, des rectangles ou je les fragmentais pour modeler n’importe quel signe typographique qui apparaissait au hasard de ces accumulations ou de ces soustractions.
C’était expérimental, composite, hétérogène, mécanique et vraiment incertain. Mon processus de création consistait donc à suivre le quadrillage d’une grille, rejoignant ainsi ce que j’ai pu apprendre aux Pays-Bas et en observant l’étonnant travail précurseur de Jurriaan Schrofer.
Et pour dessiner ces lettres, je suppose que vous passiez souvent du papier à l’écran de votre ordinateur ?
Bien entendu. Aujourd’hui, la typographie est intimement liée aux nouvelles technologies. Avant l’informatique, la composition d’un texte ou le façonnage d’une typographie inédite se révélaient tellement compliqués : il fallait tout compter, calibrer et je suis nul en calcul.
L’ordinateur a rendu n’importe quelle typographie modulable, modifiable d’une façon tellement moins contraignante. Je compte et je corrige les dessins détaillés avant qu’ils ne soient convertis en fichiers vectoriels, le but étant de dessiner des caractères qui puissent être diffusés et disponibles par d’autres graphistes. La créativité a repris le dessus sur la technique !
Vous avez également été directeur artistique du magazine Jardin des Modes où vous vous occupiez de la maquette et du design du magazine, quelle était sa particularité ?
C’était le magazine le plus original, le modèle absolu de toute la presse mode d’aujourd’hui. La mode n’était pas isolée en tant que telle : elle s’inscrivait dans d’autres formes de création en prônant l’ouverture et le décloisement total. Alice Morgaine, la rédactrice en chef se plaçait en découvreur de talents et donnait de la visibilité à de jeunes créateurs.
Vos travaux d’affichiste et de typographe ont fait l’objet de plusieurs expositions ces dernières années : aux Arts Décoratifs à Paris, à la Cité du Livre d’Aix-en-Provence et plus récemment au Stedelijk Museum d’Amsterdam. Exposer la typographie, est-ce une forme de reconnaissance de la part du grand public ?
Dans une certaine mesure. La typographie et le graphisme sont encore considérés comme le parent pauvre du design. L’intérêt du public reste limité. Cela tient à une absence de culture. J’ai souvent l’occasion de dire « La typographie appartient au domaine du non-remarquable. La plupart des lecteurs lisent sans se soucier du type de caractère qu’ils sont en train de déchiffrer. »
Le talent des graphistes est justement de capter l’attention d’une personne qui passe en déjouant son indifférence. Créer des affiches, des logotypes, des identités visuelles, des brochures, des livres, des animations sur écrans, c’est utiliser l’imaginaire collectif pour provoquer une mise en arrêt du regard. Le graphisme ne bénéficie par de scénographie éprouvée comme il existe une muséographie pour les œuvre d’art. Le graphisme se faufile un peu partout, nous en sommes totalement imprégnés.
Comment procédez-vous pour coller aux exigences de vos clients et traduire visuellement chacun de leur univers ?
À vrai dire, quand j’accepte une proposition professionnelle, je ne sais pas encore ce que je vais faire. Je me laisse traverser par des images, des objets, des lectures, une écoute. Je ne tiens jamais de concept au préalable pour lequel je n’aurais plus qu’à inventer un visuel qui serait une application, une traduction du concept. Je n’illustre rien. J’accumule les esquisses, je modifie, tout bouge. Je dois faire face à un certain nombre de contraintes, par exemple le nombre de lettres dans un mot, ou un titre. Et c’est par le hasard d’une donne que je compose. Les combinaisons auxquelles je m’essaie finissent par prendre la forme juste à mes yeux. Je la fixe alors, je l’immobilise et la recherche s’arrête, au point d’équilibre, étayée par ce qui devient une constellation d’études préparatoires. Par ailleurs, lorsque je crée, tout part du noir et blanc, la couleur est annexe. Elle me vient à la fin.
Vous serez prochainement à l’honneur à la Galerie de Multiples dans le cadre d’une exposition personnelle du 14 mai au 25 juin. Que pourra-t-on y découvrir ?
La Galerie de Multiples m’a proposé d’exposer des dessins personnels ont la particularité de mettre en exergue l’utilisation de la grille, support de toutes mes créations graphiques. Réalisés à l’encre et à l’aquarelle, ils dévoilent des textures, des traces entre ombre et lumière. J’aime l’idée du dégradé du léger vers la saturation. Sorte de carnet de voyages et de réflexion, ils suivent mon intuition.
Philippe Apeloig : Quand la typographie devient image
Presse, 6 juin 2016
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