Artiste, graphiste, typographe
Zap Design
by Véronique Thouvenin
Votre exposition commence par l’histoire de votre famille, les personnages et les films qui vous ont marqué. En quoi est-ce lié au travail que vous montrez aux Arts Déco?
Je n’imaginais pas raconter mon parcours, comment je suis devenu graphiste, sans lever un petit coin du voile de mon intimité, et mettre en place un contexte autobiographique.
Mes grands-parents venaient de Pologne d’où ils avaient fui les persécutions antisémites. Avec leurs enfants, ils ont passé une période de la guerre cachés par des familles de résistants français et ont survécus à la Shoah. J’ai grandi en mesurant la chance imprévisible d’être né et d’être en vie. Ce ressenti, cet héritage, ont construit en moi un besoin quasiment irrésistible de réparer quelque chose que je n’ai pas vécu, mais qui n’a jamais cessé d’enfler dans ma conscience. Ma génération représentait pour mes grands-parents et mes parents l’espoir d’une nouvelle vie. Ils tenaient pour nous tous les soucis à distance, comme si ils avaient voulu nous mettre à l’abri de l’histoire.
Je voulais rendre hommage à leur mémoire, à leur existence, à leur courage, et à leur force protectrice. L’Affiche « Vis pour nous / vis sans nous », réalisée à l’occasion d’une de mes expositions « Au cœur du mot » à la galerie Anatome en 2001, montre ce désir d’empoigner la vie. C’est une photo de famille typique de celles qui se faisaient avant-guerre pour des émigrants apaisés d’avoir fui l’adversité. La photo est reproduite déchirée. Dans la partie haute de l’affiche on voit des lambeaux dispersés comme des copeaux de bois. Ce sont les images de mes grands-parents, de leurs enfants et de leurs cousines, et derrière, sur le mur, est accroché le portrait de mon arrière-grand-père encadré, qui trône comme un patriarche. Un texte sur leur identité accompagne chacun des visages. Il est composé comme flottant dans une forme ondulante qui fait naître une indéfinissable inquiétude. Dans la partie basse de l’affiche il ne reste que le décor de la pièce où ont posé les personnages. Ils ont tous disparus, sauf ce bébé qui est la seule personne a être encore vivante aujourd’hui : ma mère.
Les réalisations que vous avez sélectionnées pour l’expo sont extrêmement puissantes. A travers elles se dégage une vision du monde. Lesquelles sont les plus « manifestes » pour vous ?
Le travail du graphiste, la communication visuelle, implique d’être constamment aux aguets sur le social et le politique, mais aussi d’appartenir au monde de l’art et de la culture. Personnellement, je me sens en phase avec cet univers, et je rêve souvent d’en élargir les frontières.
Dessiner une affiche qui sera placardée là, au hasard, dans ce chaos urbain, sachant que les passants ne sont pas préparés à voir quelque chose qui pourrait les mettre en arrêt, représente l’un des plus important défi que le graphiste doit relever.
Il s’agit d’amener ce public improbable à ouvrir les yeux sur la beauté, sur l’inattendu, à lui donner ce coup de poing visuel sans être tapageur. Regarder la peinture, fréquenter les musées a toujours été un carburant pour ma création. J’ai passé beaucoup de temps dans les théâtres à regarder la danse contemporaine, à écouter des concerts. Je ressens aussi des liens étroits entre la typographie et la sculpture quand je pense au modelage et l’assemblage d’éléments entre eux, à la notion de l’espace, du plein et du vide. En puisant mon inspiration dans d’autres domaines, dans d’autres cultures aussi je tente de m’écarter de l’immobilisme. C’est admettre que l’on va vers le besoin de porter en soi des mondes plus nombreux que ceux de sa propre naissance. C’est ainsi que l’on construit son monde à soi, en souhaitant qu’il soit le moins restreint possible.
Regardez la couverture du livre « Typorama », ou regardez l’affiche de l’exposition : les lettres y sont comme suspendues. Si l’équilibre n’est pas là, tout s’effondre. Quelque soit le projet, je me sais tendu jusqu’à arriver un point d’équilibre le plus parfait possible qui offre au lecteur une capacité d’étonnement. J’évalue ce qui peut tenir sans s’écrouler, sans s’envoler.
C’est ce besoin de lutter contre l’engourdissement, de faire front, d’être incisif qui conduit l’ensemble de mon travail. Je suis guidé par la rigueur et l’enthousiasme, par l’obstination de laisser une empreinte profonde dans notre sensibilité.
Le processus est toujours le même : les esquisses et les croquis s’accumulent, je change les choses, tout bouge. J’entasse des gribouillis, des dessins, des collages, des sorties lasers griffonnées, mises de côté, reprises, assemblées. C’est à la confluence de ces techniques que je trouve l’idée maîtresse, celle qui va conduire le geste graphique. J’aime ce qui est bricolé, inventif, parfois bringuebalant. En même temps que je façonne le projet, j’évolue dans une situation d’inconfort parce que mes hésitations régulières sont constitutives de mon travail et m’aident à aller de l’avant. Enfin, un détail saillant, ou même plusieurs détails, viennent enrichir le travail et me permettent d’atteindre le niveau de sensation ou d’émotion qui va rendre le visuel percutant.
Pour évoquer la pyramide de Ieoh Ming Pei, j’ai opté pour une solution typographique. J’ai placé le texte sur une grille orthogonale, constituant ainsi un carré parfait, qui, une fois tourné à 45 degrés, évoque une vue aérienne ou en coupe de la pyramide.
Prenons une autre constante, plus technique. Quand un sujet m’est donné, je me plonge dans l’intitulé en observant ce que les lettres d’un titre ou d’un nom ont de spécifique. Je regarde jusqu’à remarquer quelque chose qui soudain est infime mais qui va me permettre de dégager la singularité d’une affiche ou d’un logo. Par exemple je compte le nombre de lettres. Je cherche des paramètres aléatoires qui m’aideront à développer une tension dramatique entre les éléments typographiques. Je vais jusqu’à déconstruire les signes pour en comprendre le fonctionnement et reprendre ensuite le contrôle en les restructurant selon des schémas qui mélangent lecture, image et sens.
Pour le logotype Puiforcat, c’est en observant le nombre de lettres et en essayant d’associer la timbale au texte que je me suis rendu compte que la lettre « O » était exactement au centre, avec quatre lettres de chaque côté. Décidant de tirer partie de cette symétrie j’ai dessiné un « O » parfaitement concentrique, en référence à l’esthétique années 30. J’ai ensuite puisé dans le répertoire de formes de Jean Puiforcat, et a remplacé le « U » par un carré et le « A » par un triangle.
Je pense à l’affiche « Frida and Diego » qui m’a été commandée par Gabriela Rodriguez Valencia à l’occasion d’une série d’évènements au Mexique commémorant le centième anniversaire de la naissance de Frida Khalo et le cinquantième anniversaire de la mort de Diego Riviera. En travaillant sur ce projet, je me suis rendu compte que la dernière lettre du prénom « FRIDA » devient la première du mot « AND », se terminant lui-même par un « D » qui inaugure le prénom « DIEGO ». Une barre de fraction sépare les deux prénoms, formant l’oblique du « N » de « AND ». Les barres verticales de ce « N » sont constituées du sous-titre « A Creative Love » scindé en deux. L’affiche est bleue comme les murs de la maison de Frida Khalo. J’ai écarté très vite le matériel iconographique qui m’avait été remis où on voyait les deux artistes côte à côte. J’ai voulu utiliser uniquement des lettres et je suis parvenu à étonner avec une plasticité symbolique, sans pour autant montrer ni les portraits ni les silhouettes des deux artistes au physique légendaire. En puisant dans les données du texte, je cherche à irriguer le regard, à permettre de voir et de lire sous un autre angle
Les typographies que vous créez sont multiples. Quelles émotions y insufflez-vous ?
La typographie est l’essence même du dessin. Elle convoque l’équilibre entre plein et vide, lumière et ombre. Une belle typographie se doit d’être fonctionnelle, mais aussi poétique. J’aime quand elle est expérimentale, un peu gauche et fragile. Au début des années 90, alors que je découvrais le travail de Otl Aïcher, et que j’avais gardé en mémoire celui de Jurriaan Schrofer depuis ma formation chez Total Design à Amsterdam, je me suis emparé des lettres et des signes comme d’une arithmétique abstraite et d’un matériau de base pour créer. Mes premiers caractères typographiques ont des formes épaisses et sculpturales (Octobre, 1994, Fonderie Nouvelle Noire). Leurs silhouettes massives ont été dessinées suivant le damier d’une grille. Elles s’apparentent à des monolithes percés de lignes comme des éclairs et piqués ou creusés par des contre-formes. Ces ouvertures sont des pauses, des respirations, qui permettent d’atteindre le degré de différenciation nécessaire entre chaque lettre.
Certaines de mes polices de caractère se déclinent en des accumulations de barres de fraction plus ou moins rapprochées (La Lorraine, 2005), en des variations de densité de points (Poudre, 2008, Fonderie Nouvelle Noire), ou dans des effacements progressifs (Ndbele, 2010, Fonderie Nouvelle Noire). Il en résulte une capacité d’insuffler un mouvement aux lettres, qui est proche de celui d’un affichage électronique sur des bandeaux lumineux défilants, ou d’une animation en images syncopées.
Je me sers de ces typographies sur des affiches pour tisser des trames, des textures, qui semblent être en train de se transformer en traçant des mises en page métissées, stylisées et colorées. Ces affiches dotées d’effets cinétiques deviennent déchiffrables en les observant de loin (par exemple l’affiche pour la saison 2013-14 du Théâtre national de Toulouse). Les regarder de très près c’est mesurer la richesse des détails de la typographie. J’utilise aussi mes polices de caractères pour des animations qui invitent la typographie à se mouvoir dans des chorégraphies, annonciatrices de ma passion pour le domaine du théâtre et du spectacle.
De Balzac on disait, à son époque, qu’il était dans l’industrie littéraire. Etes-vous dans l’industrie typographique ? dans l’art ? Y a-t-il des frontières ?
La typographie et le graphisme, en tant qu’outils de communication et d’information, remplissent des fonctions diverses et éloignées des beaux-arts classiques. Les graphistes travaillent sur commande. Leur geste créatif qui consiste à formaliser et à clarifier un message, n‘est pas toujours le fruit d’une volonté artistique « libre », alors souvent la question se pose de savoir en quoi le graphisme est un art ? Si des typographes et des graphistes ont su utiliser le dessin de lettre et la mise en page comme un moyen de construire leur propre œuvre, c’est bien un acte de pure création qui impose une touche très personnelle à cette discipline et l’élève au rang des arts visuels.
Au cours de ces deux dernières décennies, la création typographique n’a cessé de bousculer nos codes de références autour de la lecture « idéale », en nous interrogeant, entre autres, sur les visions académiques du « lisible » et les représentations esthétiques dominantes. L’outil informatique et les supports numériques ont délivré les graphistes des frontières techniques lourdes dans lesquelles ils étaient enfermés et dépendants. Ces technologies ont rendu l’utilisation de la typographie plus facile, en même temps qu’elles ont instauré de « nouveaux » référents poétiques et des repères esthétiques où se jouent des incongruités formelles, des détournements et des innovations qui me font penser à certaines avant-gardes de la musique contemporaine. C’est sur ce terrain de silhouettes accidentées, de dérapages, que je me sens à l’aise, à distance des contraintes techniques et financières imposées par l’industrie. En d’autres termes, je cherche à imaginer des caractères typographiques comme une expérience sensible, comme une émotion à partager, et ainsi j’espère parvenir à développer une typographie géométrique « ré-enchantée ».
L’exposition Typorama découle du livre éponyme, dirigé par Tino Grass, jeune graphiste allemand à qui j’ai proposé ce projet et qui s’y est pleinement engagé pendant cinq années. Entreprendre une telle tâche signifie se plonger dans presque trois décennies de travail, de recherches préparatoires et d’archives. Évidemment il est difficile d’avoir le recul nécessaire pour construire sa propre monographie, ou sa propre rétrospective. En cela, le regard extérieur de Tino a été essentiel. Très rapidement notre volonté commune a été de montrer le processus du design et ainsi de transmettre un savoir-faire, des méthodes de travail, au fur et à mesure que les pages se tournent, sachant que le livre est scindé en deux parties. Dans la première partie sont rassemblés les projets aboutis, organisés selon cinq chapitres thématiques. La seconde partie du livre est consacrée aux esquisses, en partant de la plus récente jusqu’à la plus ancienne, révélant ainsi l’évolution de ma démarche en fonction des progrès technologiques qui ont bousculé la profession. C’est l’objectif numéro un du livre qui a été repris dans l’exposition au Musée des Arts Décoratifs.
Philippe Apeloig en 4 dates :
1983 : premier stage chez Total Design, Amsterdam
1985 : engagé en tant que graphiste au musée d’Orsay
1999 : installation à New-York
2013 : rétrospective au musée des Arts décoratifs