Un entretien avec
Philippe Apeloig
by Pierre-Yann Lallaizon
L’exposition Typorama a été, pour la typographie, l’événement majeur de ces derniers mois. Elle était l’immanquable occasion de redécouvrir, dans l’illustre institution parisienne des Arts Décoratifs, l’oeuvre de Philippe Apeloig, d’assister à sa conférence au Centre Pompidou et d’aller plus loin dans la définition de son travail. Le travail d’un amoureux de la lettre, de l’abstraction, et dont l’exigence se mesure à l’échelle de son talent.
TIND:
Comment avez-vous choisi le métier de graphiste ? Lors de votre conférence au Centre Pompidou le 31 Janvier 2014, vous avez dit être arrivé au graphisme par accident. Vous avez mentionné d’une part Tristes Tropiques, de Claude Lévi-Strauss, et d’autre part la formation que vous avez reçue aux Pays-Bas.
PHILIPPE APELOIG:
En plus de ma passion pour l’art, mes études de philosophie ont été déterminantes. Elles portent la trace évidente de l’influence de l’atmosphère intellectuelle en France après les événements de mai 68. Je me délectais de la clarté de l’esprit des penseurs de l’époque, la finesse des jugements, l’implication du politique avec l’envie d’une plus grande liberté. Je me souviens notamment de la lecture de Lévi-Strauss qui jouissait alors d’un prestige immense. C’est en lisant Tristes Tropiques que j’ai souhaité comprendre la « terre humaine 1 » , et ne plus me contenter de considérer une seule société – la nôtre. J’avais envie de m’éloigner de ce qui m’était proche, et de me pencher sur des expériences culturelles différentes. Le choix de devenir graphiste correspond bien sûr à mes séjours aux Pays-Bas en 1983 et en 1985. À Amsterdam, j’ai pu féconder ce terreau de compréhension entre la démarche artistique et le design. Là, j’ai compris que l’on pouvait ne pas séparer les deux. J’étais alors élève aux Arts appliqués à Duperré, où je rêvais de peinture et de théâtre. Il y avait un stage à faire en deuxième année, et je ne savais pas où aller. L’un de mes professeurs, Roger Druet, éminent calligraphe, m’a proposé de contacter Total Design, où, disait-il, j’aurais une chance d’être accueilli et d’apprendre. Je me suis rendu à Amsterdam pour montrer mon travail de jeune élève, inexpérimenté. Je brûlais d’envie de devenir artiste, de gagner en force. Ils m’ont trouvé sympathique et m’ont accueilli là-bas quelques mois plus tard.
TIND:
Quelle était votre ambition en allant étudier à l’école
des Arts appliqués ? Que souhaitiez-vous faire ?
PHILIPPE APELOIG:
J’étais encore très hésitant, comme beaucoup de jeunes qui s’orientent vers les métiers artistiques. Au vrai, je n’ai jamais voulu être graphiste. J’ignorai tout du métier. Or pour moi l’apprentissage d’un savoirfaire était un refuge contre l’incertitude d’atteindre le monde des galeries et des musées. J’imaginais à peine avoir la chance d’exposer, de vivre de ma peinture. J’aimais bien les cours de calligraphie et de typographie, dans lesquels j’étais assidu. J’étais porté à rebondir vers une autre discipline que celles que j’affectionnais, et ça me consolait.
TIND:
Encore aujourd’hui, les gens ne savent pas vraiment ce qu’est le graphisme.
PHILIPPE APELOIG:
À l’époque de ma formation et de mes débuts professionnels, dans les années 1980, l’architecture d’intérieur connaissait un essor considérable. C’était devenue une carrière à la mode très médiatisée que de nombreux étudiants rêvaient de faire. À l’inverse, le graphisme était un métier mystérieux et confidentiel. Personne ne savait exactement de quoi il retournait. On le qualifiait approximativement de publicité, de réclame, de communication visuelle, de design graphique… C’est un point sur lequel seul des graphistes et des historiens du métier ont réussi à se prononcer pour mieux définir notre rôle et affirmer notre présence sur la scène artistique. Aujourd’hui, l’intérêt est croissant. Dans les écoles d’art, ce sont d’ailleurs souvent les classes les plus fournies en élèves.
TIND:
De quoi était constitué votre premier book ?
PHILIPPE APELOIG:
J’avais des planches de calligraphie en Onciale, en Caroline et en Gothique. J’avais des pages de typographies peintes à la gouache, des couvertures de livres montées avec des Letraset. J’avais des photos, beaucoup de carnets de dessins et juste un peu d’illustration que je détestais. Au moment où je me présente chez Total Design dans l’espoir d’obtenir un stage, je ne savais pas que je pénétrais dans l’une des agences les plus influentes, où il était essentiellement question de typographie. Quand je dis que je suis devenu graphiste par accident, c’est simplement parce que je n’ai pas choisi cette voie. J’avais consulté les quelques livres de la bibliothèque de mon école. Je me souviens des manuels d’Emil Ruder et de Joseph Müller-Brockmann. L’école du graphisme suisse, à l’époque, paraissait dogmatique, laborieuse et rigide. Dans les écoles d’art, les élèves avaient l’impression que les graphistes étaient avant tout des techniciens. La part réservée à la création semblait très réduite, si bien que cela nous rebutait. Seul le livre de Milton Glaser, Graphic Design, de 1973, montrait une approche très personnelle du graphisme et de la typographie. Il se trouve que cela ne m’a pas déplu.
TIND:
On dit souvent que la France ne possède pas de réelle culture graphique, contrairement aux Pays- Bas. Que diriez-vous de leur paysage graphique et typographique ? Qu’a-t-il de si spécifique ?
PHILIPPE APELOIG:
Il convient d’en connaître les sources pour comprendre ce pays où les terres ont été conquises sur la mer. Le souci d’étendre le territoire impose rigueur et planification. Ce qui implique des efforts constants où paraissent se condenser les rêves et les espérances autant que la persévérance dans l’évolution des techniques. Par ailleurs, au fil des siècles, la tolérance de la libre pensée s’y développe. La tradition éditoriale aux Pays-Bas fait autorité, dès la Renaissance. René Descartes, grand défenseur de Galilée, s’y est réfugié pour publier. Les Flandres furent aussi la plaque tournante des innovations techniques en matière d’imprimerie et de typographie, notamment avec la dynastie des Elzevier, et l’installation de Christophe Plantin à Anvers vers 1548. Mais regardez surtout la peinture des Écoles du Nord. Chez les primitifs flamands, et plus encore au xviie siècle – l’âge d’or de la peinture néerlandaise –, vous pouvez déceler les prémices du design. Dans leur pratique, les artistes avaient déjà un rapport à l’espace, aux formes, aux contreformes, et bien sûr à la symbolique. La plupart des tableaux étaient soigneusement composés selon les principes du nombre d’or. Les toiles de Vermeer sont presque des affiches. La Laitière (1658), par exemple, est une icône. Indépendamment de la qualité picturale et de son format, c’est une image immobilisée dans laquelle il n’y a qu’un seul mouvement : le mince filet de lait, juste un petit coup de pinceau blanc. On est dans l’allégorie du lait nourricier. La laitière porte une tunique couleur miel. Je pense que rien n’est laissé au hasard, que ces éléments sont fortement imprégnés de références bibliques. Quand vous voyez les natures mortes de cette époque, je pense par exemple à celles de Adriaen Coorte (vers 1683-1707), elles démontrent une maîtrise excellente pour rendre la contexture d’un objet, la délicatesse d’un fruit, la transparence d’un verre. En plus de l’expertise dans la reproduction des matières, il y a une grande maîtrise de la composition et de la gestion du vide. Aux Pays-Bas, dans les Flandres, les peintres ont inspiré la culture occidentale de siècle en siècle. Par leur regard, ils ont fait voyager une compréhension du monde. On pense à Van Eyck, Van der Weyden, à Jérôme Bosch, à Bruegel, à Rembrandt, Vermeer, Frans Hals, Rubens, à Van Gogh, Mondrian et De Kooning. À chaque siècle, un peintre d’exception joue un rôle capital dans l’histoire de l’art et devient une référence de son temps. En France, nous sommes des gens du texte. Depuis la Pléiade, ce sont les poètes, les écrivains et les philosophes qui ont exercé une influence audelà des frontières. Songez aussi à l’Encyclopédie, au romantisme, à l’engagement des intellectuels qui ont porté à travers l’Europe, et bien audelà, les idéaux des droits de l’homme et de la Révolution. Par contre, il faut attendre le xixe siècle pour que les peintres français s’affranchissent complètement de la copie des Antiques, et d’un certain nombre de codes. Je pense à Ingres et Delacroix qui se sont laissé séduire par d’autres cultures, notamment celle de l’Orient. Mais je n’oublie pas Chardin qui fut un précurseur dans
la juste disposition des objets peints, et le tracé de ses lignes de composition. Bien entendu, c’est avec l’impressionnisme que la peinture française bénéficie d’un prestige et d’un rayonnement inégalés. Mais sans remettre en cause sa qualité ou sa beauté, on reste quand même dans une peinture narrative : un événement du quotidien qui raconte toujours une histoire. Pour toutes ces raisons, le design se devine en filigrane dans l’histoire de la peinture néerlandaise. Les conditions étaient réunies pour qu’il se développe dans les pays du Nord de l’Europe, là où les arts visuels étaient enracinés. Ils ont joué un rôle fondateur tout en l’universalisant. Je crois que cela façonne les mentalités, les esprits, les attentes. Évidemment, il y a aussi les déplacements des artistes et les événements historiques qui ont mis en circulation des idées et des techniques. Ces nouvelles valeurs suscitèrent des visions faites d’équilibre et d’appartenance entre art et technicité.
TIND:
Vous sentez-vous influencé par cette culture ou par une culture française plus textuelle ?
PHILIPPE APELOIG:
J’aimerais ne pas avoir de frontières mentales, et capter tout ce qu’il y a à recueillir. Mais c’est vrai que j’ai une attirance pour l’abstraction. Quand j’ai découvert, au Stedelijk Museum, les oeuvres de Mondrian, de Bart van der Leck, de Malevich et de El Lissitzky, je ne faisais pas la distinction entre les uns et les autres. J’étais très attentif au mouvement De Stijl, aux résonances de la peinture de Mondrian dans les arts dits « appliqués » : l’architecture d’intérieur, le mobilier, le textile, et le graphisme. C’est là que j’ai pris conscience de la porosité des pratiques artistiques. Quant à la culture française, le goût, le respect que j’éprouve sans cesse pour elle, me donne une construction intellectuelle et sensible irréductible.
TIND:
Vous trouvez vos influences dans la sculpture, la peinture, ou la danse. Vous citez beaucoup d’artistes qui vous ont accompagné et aidé dans la création de vos propres oeuvres. Cependant, vous faites souvent allusion, dans le travail graphique, à l’aventure, à l’apprentissage ou au hasard, comme vous venez de le souligner. Quelle part cela a dans votre travail ?
PHILIPPE APELOIG:
J’ai tendance à exclure tout déterminisme. Je ne crois pas que les choses soient inscrites à l’avance. Bien sûr, il existe des contraintes qui s’exercent sur le fonctionnement de notre mode de pensée, et le contexte dans lequel nous évoluons façonne notre histoire individuelle. Mais ce que l’on fait, ce que l’on devient est le résultat de choix, qui sont eux-mêmes les conséquences de rencontres, de hasards, d’obliques. Je ne néglige pas pour autant le fait que l’on subisse des chocs émotionnels, des sensations, des impressions fortes qui affectent ou aiguisent nos perceptions. Le nombre de variables est imprévisible. Il faut savoir se laisser contaminer pour apprendre. J’aimerais continuer à tâtonner, à trouver, comment installer la musique dans une création, à réunir tous les arts en un seul. J’aspire toujours à accueillir des influences, à poursuivre la trace d’une complexe alchimie.
TIND:
Il y a une grande part de picturalité dans votre travail. Exposer vous rapproche du monde de l’art ?
PHILIPPE APELOIG:
Je l’espère, parce que la typographie et le graphisme sont encore considérés comme le parent pauvre du design. L’intérêt du public reste limité. Cela tient à l’absence d’une culture sur ce sujet. Les institutions et le marché de l’art ne se sont pas suffisamment occupé de ce patrimoine. Ils ont laissé le terrain en friches, négligeant cette superbe histoire du design graphique, parfois émouvante, tant l’investissement personnel des créateurs est grand, et leurs oeuvres souvent méconnues. Une situation qui a de quoi laisser perplexe. Les graphistes ont aussi leur part de responsabilité. En édifiant des chapelles, nous nous sommes confinés dans un monde clos, et dans des manifestations réservées à un public d’une infime minorité déjà acquis. Cette forme de vie stationnaire n’est pas la solution idéale pour élargir la curiosité des néophytes et acquérir la reconnaissance populaire que nous attendons. Depuis quelques années maintenant, les Arts décoratifs ont entamé une série de publications et d’expositions dans l’étage réservé au « Musée de la publicité », un nom qu’il conviendrait de changer car il incarne une incompréhension de ce que nous faisons et de qui nous sommes. Une volonté existe de créer une parenté avec les autres formes de design conservées et exposées rue de Rivoli. En mettant en mouvement la coexistence de ces disciplines, elles finissent par se féconder et se stimuler mutuellement.
PHILIPPE APELOIG:
Je passe des heures à regarder la peinture car c’est ainsi que j’apprends à voir. Aujourd’hui, pour la première fois j’expose dans un musée en France. Il me tenait à coeur d’expliquer le processus de création et de commenter mon travail. Exposer le graphisme implique qu’il ne soit pas isolé des autres formes d’expression artistique. La richesse, la densité et la diversité des collections du musée des Arts décoratifs permettent aux visiteurs de glaner des informations thématiques suivant un parcours transversal. Ils peuvent être conquis par la connaissance de techniques variées et par des beautés de toutes sortes : de la sculpture au mobilier, de la mode aux bijoux, des objets d’arts aux affiches en passant par les jouets. Il existe des passerelles entre toutes ces créations, même pour les artistes qui obéissent aux contingences et aux obligations de la commande. Chacun dans son domaine se pose les mêmes questions. Je mesure que cette mise en parallèle impose l’ambition de maintenir le graphisme à un très haut niveau d’excellence.
TIND:
Quelle est la place du graphisme dans la cité ?
PHILIPPE APELOIG:
Créer des affiches, des logotypes, des identités visuelles, des brochures, des livres, des animations sur écrans, c’est utiliser l’imaginaire collectif pour provoquer une mise en arrêt du regard. Le graphisme ne bénéficie pas de scénographie éprouvée comme il existe une muséographie pour les oeuvres d’art. Le graphisme se faufile un peu partout, nous en sommes totalement imprégnés. Le talent des graphistes est de capter l’attention d’une personne qui passe, en déjouant son indifférence. L’environnement urbain dépourvu de signes et de symboles serait triste. Dans nos sociétés super-médiatisées, le graphisme est au coeur de la communication visuelle. Il est inséré dans un tissu urbain. Il joue un rôle d’ornementation, d’échanges. Par ses images en prise avec l’actualité, il est le passeur d’une
certaine modernité.
TIND:
Exposer aux Arts décoratifs, n’est-ce pas une reconnaissance populaire de la typographie ?
PHILIPPE APELOIG:
Je l’espère, parce que la typographie et le graphisme sont encore considérés comme le parent pauvre du design. L’intérêt du public reste limité. Cela tient à l’absence d’une culture sur ce sujet. Les institutions et le marché de l’art ne se sont pas suffisamment occupé de ce patrimoine. Ils ont laissé le terrain en friches, négligeant cette superbe histoire du design graphique, parfois émouvante, tant l’investissement personnel des créateurs est grand, et leurs oeuvres souvent méconnues. Une situation qui a de quoi laisser perplexe. Les graphistes ont aussi leur part de responsabilité. En édifiant des chapelles, nous nous sommes confinés dans un monde clos, et dans des manifestations réservées à un public d’une infime minorité déjà acquis. Cette forme de vie stationnaire n’est pas la solution idéale pour élargir la curiosité des néophytes et acquérir la reconnaissance populaire que nous attendons. Depuis quelques années maintenant, les Arts décoratifs ont entamé une série de publications et d’expositions dans l’étage réservé au « Musée de la publicité », un nom qu’il conviendrait de changer car il incarne une incompréhension de ce que nous faisons et de qui nous sommes. Une volonté existe de créer une parenté avec les autres formes de design conservées et exposées rue de Rivoli. En mettant en mouvement la coexistence de ces disciplines, elles finissent par se féconder et se stimuler mutuellement.
TIND:
Dans « Typorama », on voit que vous avez beaucoup travaillé pour des créations qui ont trait à la littérature. Vous avez, entre autres, créé la collection « Pavillons poche » pour les éditions Robert Laffont, celle du Serpent à Plumes, ainsi que les affiches de la fête du livre à Aix-en-Provence programmée par « Les écritures croisées ». Quelles sont vos affinités au livre et à la culture imprimée ?
PHILIPPE APELOIG:
Sans avoir l’esprit d’un collectionneur, j’accumule les livres. Romans, essais, livres d’art, j’aime l’objet imprimé, j’adore lire, et j’aurais beaucoup voulu écrire. À défaut d’avoir pris la plume, j’accompagne les écrivains, en périphérie.
TIND:
De quelle manière la typographie accompagne un livre ?
PHILIPPE APELOIG:
C’est la matière première du livre ! Quand la typographie est soignée, elle met en valeur les propos des auteurs. Son rôle amplifie la manière dont le lecteur percevra le texte. Les graphistes sont des alter ego incontournables dans le processus d’édition des livres. Pourtant leurs compétences ne sont pas assez sollicitées par les éditeurs. Ces derniers détiennent des recettes qu’ils appliquent mécaniquement. Ils sont soumis à des pressions économiques de rentabilité, sans réaliser qu’un beau graphisme contribue au succès commercial d’un livre.
TIND:
Quelles sont les spécificités inhérentes et les contraintes graphiques lorsqu’on oeuvre pour le support papier ?
PHILIPPE APELOIG:
Contrairement à une affiche, un logo, une signalétique ou une animation, le livre est un objet de vente, qui est acheté ou emprunté. Les lecteurs se l’approprient dans un rapport de complicité et d’intimité. Ils apprécient l’originalité et l’invention que les graphistes aiguisent dans la conception de leurs mises en page. Le livre met en éveil presque tous les sens : le toucher du papier, le bruit des pages que l’on tourne, et l’odeur de l’encre. Le format, l’épaisseur, la beauté de la reproduction des images, la qualité de la typographie rendent le livre précieux, élégant, agréable à saisir, émouvant à conserver.
TIND:
Que signifie le choix de mettre tout en bas de casse sur les couvertures de la collection « Pavillons poche » des éditions Robert Laffont ?
PHILIPPE APELOIG:
Les bas-de-casse sont plus dynamiques, plus rondes, moins ostentatoires, moins intimidantes que les capitales. Elles me sont apparues tout de suite « sympathiques » et parfaitement appropriées pour une collection de livre de poche. De plus, il était intéressant de créer une hiérarchie typographique en jouant uniquement sur la taille des caractères, et par là même de limiter le champ des possibles. C’est dans la réduction des combinaisons que l’on est créatif, pas l’inverse.
TIND:
Quelles sont vos influences graphiques et typographiques ?
PHILIPPE APELOIG:
Le graphisme suisse m’influence beaucoup. J’ai idolâtré Emil Ruder, Armin Hofmann et Wolfgang Weingart. J’étais attentif à la démarche de April Greiman, formée à Bâle. En regardant ses affiches, j’ai compris qu’il n’est pas utile de donner du sens
à tout. La rigueur de Paul Rand, sa trajectoire moderniste dans l’histoire du design américain m’a bouleversé. Et bien sûr, je dois énormément à l’école néerlandaise, notamment à l’oeuvre de Wim Crouwel qui m’est apparue exemplaire. Aujourd’hui, les sources d’inspiration qui alimentent ma création ne sont pas forcément graphiques. Mon travail est le fruit d’un complexe réseau d’influences. Je me passionne pour la peinture, la danse contemporaine et l’architecture. Cela a toujours été et s’est amplifié au fil du temps, peut-être parce qu’ils me réconcilient avec la notion de progrès.
TIND:
Vous avez un style. On a l’impression que cela tient beaucoup à la géométrie de vos compositions et à l’utilisation de grilles. Quelle place leur accordez-vous ?
PHILIPPE APELOIG:
Les grilles sont comme les fondations d’un édifice. C’est un terrain de jeu qui me permet de positionner des textes, d’organiser l’espace, de structurer des formes géométriques et abstraites. Je ne suis pas attiré par l’illustration, mais bien davantage par l’épure, et l’articulation d’éléments graphiques entre eux. Je n’aime pas la narration, au sens illustratif du terme. Si je dois faire une affiche pour un concert, je ne cherche pas à reproduire un violon ou un autre instrument de musique.`
TIND:
Vous rechercheriez plus la musicalité ?
PHILIPPE APELOIG:
Oui, je chercherai à incarner la musique de manière intuitive, par une composition purement graphique. La typographie peut incarner une mélodie, opérer une vibration visuelle, et produire une sorte d’instantané photographique, en amplifiant le rythme et l’énergie d’un mouvement. C’est une approche conceptuelle, car il s’agit pour moi de rendre visuel ce qui est auditif.
TIND:
Vous bâtissez souvent vos réalisations sur un axe penché : cela peut être une oblique, ou une forme en équilibre, notamment en ce qui concerne la typographie de l’affiche du Saut Hermès. Est-ce que ce geste prend le pas sur le reste ?
PHILIPPE APELOIG:
Pourquoi pas ? J’aime cette idée. Je n’avais pas remarqué cette constante, mais c’est assez juste. L’axe penché est comme un bond en avant. Il vient rompre la régularité et la monotonie d’une composition trop bien calée. C’est un élément qui fait dévier la régularité d’une grille de mise en page, qui l’enrichit par d’autres lignes dynamiques et qui transgressent l’uniformité du « bien organisé ». Je crois aux forces du hasard et je tente d’exciter davantage le désir de voir par l’amplification d’un élan inattendu.
TIND:
Vous manifestez beaucoup d’intérêt pour la transgression des signes typographiques. Vous chercher à extraire les lettres de leur convention habituelle, et tendre vers une approche expérimentale ou expressive.
PHILIPPE APELOIG:
Probablement. Je ne cherche pas à faire des caractères typographiques qui vont être utilisés pour de la composition de textes de labeur. Je les ai utilisés la plupart du temps pour la composition d’affiches. Je ne suis pas un dessinateur de caractères traditionnels. Les typographes exercent un travail très différent qui m’apparaît aussi ennuyeux que je le trouve remarquable. Quand je crée des typographies, je m’intéresse à leur aspect ludique, inventif et expérimental. Je cherche à dégourdir le regard et à convoquer une sorte de magie visuelle. Dès que je peux m’écarter de la rigidité du fonctionnalisme, les choses démarrent.
TIND:
Quelle est la difficulté première en typographie, dans la création de caractères, dans la manière de les voir ?
PHILIPPE APELOIG:
La lisibilité, c’est évident, ainsi que la nécessité de trouver une harmonie entre les 26 lettres de l’alphabet, les chiffres, tous les glyphes qui existent dans une police. Trouver une unité graphique est particulièrement difficile. Il y a un nombre limité d’éléments, mais les combinaisons, elles, sont infinies.
TIND:
Vous dirigez un studio de graphisme. Pourquoi fait-on appel à Philippe Apeloig plutôt qu’à un autre graphiste ?
PHILIPPE APELOIG:
Je pense que le professionnalisme de mon équipe offre un climat de sécurité, et de mise en confiance. Bien évidemment, les clients viennent aussi chercher le geste créatif.
TIND:
Cela tient au fait que vous avez toujours suivi votre propre conception de la culture visuelle ?
PHILIPPE APELOIG:
Le travail sur commande implique d’écouter les besoins qui sont en jeu, pour acquérir une vision synthétique, et petit à petit imaginer comment résoudre la question posée sans avoir peur de désobéir. Je trouve fascinant de s’immerger dans des univers à chaque fois différents, de s’attaquer à des problématiques qui peuvent être complexes, lointaines de nos propres préoccupations. C’est une chance, une joie, un éveil et un apprentissage permanent. Au fil de l’étude, on s’empare du sujet, on le découvre, pour être en mesure de prendre des décisions.
TIND:
Êtes-vous déjà tombé sur un client qui voulait vous
imposer sa vision ?
PHILIPPE APELOIG:
Quasiment tout le temps. C’est le drame des cahiers des charges trop détaillés qui enferment et sclérosent. La personne en face de vous a des attentes, mais ce n’est pas elle qui a le résultat. La compétence donne des droits.
TIND:
C’est aussi le paradoxe du graphisme. Il est tellement présent que les clients peuvent avoir l’impression qu’ils savent comment le faire.
PHILIPPE APELOIG:
À chacun son domaine. Une personne qui dirige un département de communication d’une entreprise ou d’une institution a un objectif, mais elle n’a pas la solution, ni la méthode pour y parvenir. Un bon design est le résultat d’une bonne entente et d’un partage. Quand j’ai la certitude d’avoir trouvé une idée valable, j’aime relever le défi de convaincre les clients. C’est alors une forme de panique qui me porte à affronter le moment où je vais présenter mon travail.
TIND:
Elle a dû être grande avec le projet de signalétique et d’identité visuelle du Louvre Abu Dhabi.
PHILIPPE APELOIG:
Elle est grande pour tous les projets. Si je le pouvais, j’aimerais bien que cette inquiétude soit un peu moins forte. Je suis toujours dans l’hésitation avant d’atteindre quelque chose qui me convient. Il y a tellement de remises en question, de doutes. Je n’ai jamais bénéficié de confort pour créer.
TIND:
Imprimer, est-ce une façon de fixer une idée, un objet ?
PHILIPPE APELOIG:
Oui, mais des fois il m’arrive de réimprimer des affiches, que je juge encore trop faibles ou pas totalement abouties. Tantôt c’est la couleur qui ne me plaît pas, ou la composition qui mérite encore des ajustements que je n’ai pas eu le temps de peaufiner au moment de la livraison du projet. Alors, je ne peux pas vivre avec. Ça m’agace, c’est terrible ! Et je recommence sachant que la nouvelle étape du projet se dérobe à la vue du client.
TIND:
Quel regard portez-vous sur les tendances actuelles du graphisme ? Les observez-vous ?
PHILIPPE APELOIG:
La technologie modifie beaucoup l’approche du design graphique et de la communication. Les méthodes de conception, les techniques d’impression, les supports de diffusion : tout change. Les codes visuels sont remis en question régulièrement. Avec la révolution informatique et son accélération, nous sommes dans une époque charnière, aussi radicale que celle du temps de Gutenberg avec l’invention des caractères mobiles et la mise en place des techniques d’imprimerie. Pour cette raison, il m’apparaît difficile d’enseigner le graphisme aujourd’hui. Peut-être faut-il un retour aux fondamentaux pour étayer les jeunes qui s’engagent dans cette profession. J’ignore à quoi ressembleront les ordinateurs de demain. Y aura-t-il autant de choses imprimées? Quelle place auront les supports animés ? La virtualité ? L’interactivité ? La seule vision dont j’ai la certitude, c’est que la technologie va créer encore plus de dépendances.
Un entretien avec
Philippe Apeloig
Presse, Juillet 2014