Signé Apeloig
by Anne-Marie Fèvre
Carte blanche au graphiste designer qui dévoile, de A à Z, son jeu de construction d’images et trente ans de danse des mots au musée des Arts décoratifs, à Paris.
Philippe Apeloig parle, beaucoup, avec gourmandise. Il explique tout, et plus. Encore un mot, une phrase hésitante, il fait un détour, puis un autre, une digression nécessaire, il ajoute une nuance, une référence, il complique, hésite, puis il épure son propos. Il tranche. Il est graphiste. Sa manière de s’exprimer ressemble à son travail. Toute cette démarche de work in progress permanent, d’indécision qui mène à la décision, on la retrouve dans le bel et énorme ouvrage qu’il publie ces jours-ci, Typorama. Une sélection de ses réalisations où –et c’est peut-être ce qui le rend remarquable–, après une élaboration que l’on devine bouillonnante, entre modernisme et dépassement de la règle, se crée une calme vibration. Ce livre est une leçon de mise en page, où la relation entre texte et images, blancs, noirs et couleurs raconte la saga d’un métier qu’Apeloig a embrassé en 1985. Après coup, l’ouvrage a entraîné une exposition au musée des Arts décoratifs. Ces deux modes d’expression, livre et cimaises, se renforcent pour mettre en mouvement les facettes d’un designer qui met toute sa vie à répondre à une question, au service d’un commanditaire –ce qui est l’essence de tout le travail du graphiste– mais en la théâtralisant. Libération ouvre donc quatre pages à Philippe Apeloig, où il a carte blanche pour transmettre l’essence de son design graphique. Particulièrement les nombreuses typographies qu’il a créées avec la fonderie Nouvelle Noire; elles se nomment ABF Linéaire, Octobre, Izocel, ABF Silhouette… Ces polices de caractères aux formes géométriques, grasses ou maigres, comme des vecteurs parfois, sont lisibles ou fuyantes. « Il faut défier les problèmes de lisibilité, dégourdir le regard du lecteur, le chatouiller, donner des messages à décrypter », dit-il. Déclinées de A à Z, ces lettres sont illustrées par des images reflétant trente ans de son travail –affiches, édition, logos, identités visuelles, films de lettres animées, pictogrammes, projets réalisés ou pas–, en leur assignant un certain nombre de mots-clés.
Equilibre fragile
« J’ai voulu feuilleter ma vie dans tous les sens, explique Apeloig, biographique, technique, graphique. » Car les mots qu’il a choisis pour Libération sont des traces, racontent son histoire, sa manière de concevoir en équipe. Quand une affiche est-elle achevée ? Quand atteint-elle ce point d’équilibre fragile, presque en déséquilibre ? Quand arrêter son mouvement, être certain que le texte est bien à la bonne place, que le message est lisible (mais jamais didactique) ? L’affiche réalisée en 2006 pour la ville du Havre peut servir de grille d’analyse. Hommage à l’architecture d’Auguste Perret, l’image superpose les façades épurées de trois bâtiments dans trois couleurs du modernisme, bleu, rouge, jaune, donnant une fantaisie au béton gris. Les lettres viennent se loger dans les fenêtres, le bâtiment sert de grille.
Percutant aussi, l’affiche de l’exposition « Chicago, naissance d’une métropole » qui inaugure le nouveau musée d’Orsay en 1987. C’est son premier travail très remarqué.
Pourquoi les lettres y forment-elles comme un bolide qui opère un virage entre les immeubles, dans les airs, où le « go » exulte, fonce ? Le papier imite là une pliure et l’image de la ville est inclinée afin de créer le vertige, un rythme accéléré. Mais, en 2003, les caractères en forme de péniches de l’affiche sur les Voies navigables de France voguent, eux, tout autrement, paisibles. Les lettres se reflètent dans l’eau bleue du grand aplat monochrome. Elles y baignent comme des Nymphéas abstraites de Claude Monet, donnant l’illusion d’une ligne d’horizon. « Je ne connaissais rien aux voies navigables. Tout m’intéresse, ce n’est pas le sujet qui fait le graphisme.» Là, Apeloig a joué avec la peinture. Picasso, Corot, Van Gogh ont fait partie de ses albums d’enfance.
Son petit mémorial
Né en 1962 à Paris, de parents français, le jeune Philippe a vécu et étudié à Vitry-sur-Seine, puis à Choisy-le-Roi (Val-de-Marne). Il n’a pas enfoui l’histoire de ses grands-parents paternels et maternels, qui ont fui les pogroms antisémites de Pologne et se sont installés en France au début du XXe siècle. Ni ceux qui ont péri aussi. Dans son lexique, on décèle yiddish et mémoire. Qu’il ne fait pas crier, il lève juste « un petit voile, un petit mémorial », en montrant le village polonais de Kazimierz Dolny, où son grand-père était ébéniste. En 2001, il crée Vis pour nous, vis sans nous, une image d’où émerge une photographie de sa famille maternelle, déchirée. Dans la sarabande de ses messages-références qui l’accompagnent très jeune, lui qui s’est placé « comme un survivant qui allait vivre », dans ses « révérences », pourrait-on dire, il retient les photos d’Eadweard Muybridge, le films Huit et demi de Fellini, Orpheu Negro de Marcel Camus, le Cuirassé Potemkine d’Eisenstein, Harpo des Marx Brothers. Ces images, qu’il met en exergue, restent les ferments vivants des jeux de construction de ses propres images. Comme les trois enfants d’Orfeu Negro qui, à la fin du film, dansent la vie. Car il y a aussi beaucoup de danse dans ses bagages préférés : la chorégraphie Nelken de Pina Bausch, West Side Story, la Danse des bâtons expérimentée au Bauhaus dans l’atelier d’Oskar Schlemmer en 1927. Ce n’est pas le catalogue d’un pédant qui a d’abord voulu être danseur puis s’est tourné vers l’art et le graphisme. Sa rencontre à Los Angeles en 1988 avec la créatrice américaine April Greiman confirmera que l’on peut être graphiste et pleinement artiste. Mais il a fait un pas de côté, une sorte de « transfert », a transformé les lettres en corps, les corps en lettres. Dans son exposition des Arts-Déco, il anime, fait valser les éléments qui vont aboutir à la construction parfaite d’un logotype. Il ne cache pas ses sources, créant une joyeuse et riche farandole de traces symboliques.
Quadrillage invisible
Ses mots balisent aussi son cheminement, ses voyages, ses clients. Sa formation internationale ne fera pas de lui un affichiste politique et engagé post-68. Ses études, il les a d’abord menées à l’Ecole supérieure des arts appliqués Duperré, puis à l’Ecole nationale supérieure des arts décoratifs. Là, il a commencé par rêver de l’Américain Milton Glaser, devant son célèbre portrait de Dylan. De 1983 à 1985, il file à Amsterdam dans le studio de Total Design. Il y croise lemaître néerlandais Wim Crouwel, créateur du New Alphabet, ce qui le fait s’intéresser à la typographie, au fonctionnalisme de la grille qui structure une image, ce quadrillage (invisible) qui permet d’organiser tous les signes en 2D. Il s’initie aussi au système informatique Aesthedes. En France, on utilise encore les planches à dessin. En 1989, Philippe Apeloig a créé son propre studio à Paris. Pensionnaire de la Villa Médicis à Rome, il développe, en 1993, la police de caractères Octobre, conçue pour les affiches du festival du même nom, en Normandie. Il a aussi enseigné à l’Ecole des arts décoratifs et, en 1999, à la Cooper Union School of Art de NewYork.
Encre profonde
Ses commanditaires sont nombreux: le musée du Louvre, le Théâtre du Châtelet, l’Alliance française-French Institute à New-York, le musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme de Paris, les éditions du Serpent à plumes, la Cité du livre d’Aix-en-Provence, les Voies navigables de France, la maison d’orfèvrerie Puiforcat, Yves Saint Laurent, Hermès, Icade. Actuellement, il travaille sur la signalétique du Louvre Abou Dabi, signé Jean Nouvel. Impossible de rentrer ici dans l’encre profonde de tous les signes d’Apeloig, il faut se plonger dans son livre, son exposition, pour traquer des secrets cachés qui n’empêchent pas le décryptage. Comme les milliers de petits caractères invisibles qui forment le visage de l’écrivain américain Philip Roth sur une affiche. Juvénile rieur de 51 ans, mais déjà passeur, PhilippeApeloig joue encore les funambules, inquiet, toujours inspiré par ses références, ses Rosebud vivaces, ses extraits de renaissance.