Réveiller le regard, MIXT(E) magazine
by Arnaud Cathrine
La perspective de rencontrer Philippe Apeloig puis de faire son portrait m’impressionnait et me séduisait à part égale. Je suis en effet totalement ignorant en matière de graphisme. Qui plus est, je suis un passant harassé (agacé) comme tout un chacun par les innombrables images qui nous prennent d’assaut dans la rue ; oui, je suis ce passant accablé par toutes ces affi-ches qui quémandent notre attention et veulent nous vendre chacune leur petit évènement… Bref : innocent et passablement réticent, qu’allais-je pouvoir lui adresser de futé à Philippe Apeloig ?
J’allai tout de même voir quelques images sur son site. Et je m’aperçus aussitôt que j’en connaissais un certain nombre : les affiches du théâtre du Châtelet, de même que celle qui rendit somptueusement hommage à Yves Saint Laurent (reprenant les initiales dessinées originellement par Cassandre et jetant un sort au prénom de celui qu’on appelait toujours « Monsieur Saint Laurent »). Oui, je connaissais à vrai dire une partie non de ce travail (je chasse tout de suite le mot) mais de cette oeuvre (car quitte à fâcher les puristes qui discutent encore de la chose, il m’apparaît que, dans un cas comme celui-là, il y a art).
D’entre toutes, les affiches de Philippe Apeloig sont de celles que l’on retient. Tout simplement parce qu’on ne passe pas devant elles ; on s’arrête, on les déchiffre parfois, on les lit, on les regarde. Comme des tableaux. Et c’est d’ailleurs l’une des premières choses que j’ai souhaité lui demander, une fois arrivé dans ce vaste duplex parisien qui est aussi son appartement-atelier : la question des peintres. Et d’évoquer aussi bien la figuration d’un Monet ou d’un Vélasquez que l’abstraction d’un Mondrian ou d’un Malevitch dont il a découvert, pendant son premier stage à Amsterdam, qu’elle avait eu de véritables répercussions sur le design industriel. Oui, la peinture : un terreau d’inspiration primordial. Sans oublier la littérature et la danse contemporaine américaine (Merce Cunningham, Alwin Nikolais…). Pas un hasard donc que les affiches de ce graphiste (qui fabrique également des polices, des typographies, des alphabets) nous racontent des histoires…
Un exemple éloquent : quand on lui commande l’affiche de l’exposition Henry Moore intime, Apeloig choisit pour décor la façade de la maison du sculpteur, noir et blanc, grain nocturne, ambiance à la Magritte, et il a l’idée de planter devant la porte d’entrée un imposant « MOORE » dans une police qui évoque immédiatement les oeuvres aux formes rebondies et gigantesques de l’artiste. Plutôt que d’être illustratif (ou par trop figuratif) : faire des images avec les mots en jouant de leur morphologie. Trouver la synthèse dense et poétique. Surtout : fuir, autant que faire se peut, les règles du marketing.
Philippe Apeloig, qui est assisté d’une poignée de collaborateurs assez jeunes, dit qu’il « hésite » beaucoup. Comprendre : il cherche à n’en plus finir (sauf qu’il faut toujours en finir et qu’il a, chaque fois, assez peu de temps). L’urgence laisse probablement passer des fulgurances, le labeur n’en est pas moins long : le voilà qui ouvre devant moi une pochette recélant une vingtaine de travaux préparatoires pour l’affiche consacrée à l’écrivain nigérian Wole Soyinka ; un véritable travail d’orfèvre, fait main, consistant en un tressage de petites bande-lettes de papier qui reconstitue in fine un visage… « Trouver en faisant », disait Delacroix. Cette traque génère beaucoup d’inquiétude, confie Apeloig, car il y a toujours le risque de ne pas trouver. Ou de se tromper. Mais les affiches passent, les projets pleuvent : plus facile de se tromper dans ces conditions, concède-t-il. Et puis Apeloig (qui a toujours pensé qu’il mourrait jeune) aime conduire sa vie à toute allure. Ses jours sont donc denses et pressés. Pour autant, il ne supporterait pas de livrer une affiche purement intuitive, qui ne serait que « belle », il n’est pas assez sûr de lui, dit-il, pour se contenter de l’intuition ; en revanche, il aime compter avec le hasard, comme tout chercheur dans son laboratoire. Il n’empêche : l’approche esthétique ne va pas sans l’approche conceptuelle. Chez Apeloig, il y a systématiquement une histoire et du sens derrière chaque affiche, il y a des « grilles » qui disparaissent dans la version définitive mais autant de strates qui importent à l’artiste pour justifier la vision qu’il livre et qui fait singulièrement du bien dans ce monde de communication qui brasse souvent de l’air et se contente d’une joliesse gratuite (du moment que « ça se voit »). Non, rien de tout ça, chez Apeloig qui lit, va d’exposition en exposition, nourrit son regard (sachant que tout graphiste doit apprendre à « ne pas tout regarder car tout ne mérite pas d’être vu ») ; ses yeux peuvent aussi bien s’accrocher, dans la rue, sur « des choses de l’ordre du vernaculaire, qui ne sont pas forcément remarquables ou qui n’ont pas spécialement été conçues pour l’être : des choses délabrées, vieillies par le temps ou maladroites ». Et il se déplace évidemment, il « enquête » ; ce fut le cas, entre autres, quand l’ABF (Association des bibliothécaires de France) lui demanda pour son centenaire affiche et logo ; Apeloig n’étant pas du genre à travailler à partir d’une sempiternelle silhouette de livre (d’autant que l’avenir est, qu’on le veuille ou non, numérique…), il décida de flâner en bibliothèque et, après s’être imprégné du lieu, se proposa de fabriquer un alphabet à partir de plans représentant les différentes répartitions du mobilier modulable : des tables et des chaises, il fit son logo, s’appropriant davantage la posture de lecture et de consultation que l’objet livre.
Mais, par-dessus tout, il faut préciser ça : l’audace du bonhomme. Voyez ces explorations autour de l’Afrique contemporaine ou encore l’hommage à Wim Crouwel (l’un des fondateurs de l’agence Total Design où Apeloig apprit son métier dans les années 80) pour le Design Museum de Londres : Apeloig sollicite le spectateur, le met hors de ses rails confortables et l’invite à entrer dans l’image, fouiller, traduire. Profitons : nous ne sommes pas si souvent interrogés dans notre position de regardant. Apeloig, lui, s’autorise chaque fois une « composition » qu’on est loin d’épuiser au premier regard (sublime entorse à ce qu’on sait de l’immédiateté exigée par la publicité). « Brouiller pour se débrouiller », dit-il. Il y a quelque chose d’une fresque moderniste chez Apeloig. Et quelque chose de cinématographique aussi : notre oeil va et vient sur l’affiche élaborant un agencement subjectif de séquences qui font au final un petit film, du mouvement en tout cas que nous ne sommes absolument pas habitués à trouver placardé aux murs. De fait, il lui arrive de se voir refuser des affiches, telle – sublime – celle qui représentait les façades du Havre imaginées par Auguste Perret revues à travers les couleurs du modernisme. Mais non : retoquée. Il l’a tout de même imprimée et affichée chez lui car il la trouve belle, à raison.
Il voit l’avenir en tout numérique, y compris l’affichage urbain. Alors il arrêtera ce métier. Aucune envie de voir ses oeuvres réduites à des pixels sur écran. De toute façon, on sent que cet homme hanté par l’épreuve du temps et une pléthore d’envies prépare autre chose. « Quoi ? » « Je ne sais pas… Je ferai de la gravure, de la peinture… » Quelque chose qui « reste » en tout cas. Qui vivra verra. Moi, je suis bien persuadé qu’il sera exposé dans tous les musées du graphisme, quoi qu’il arrive. Pour lors, il s’arrange de la relative indifférence qu’on éprouve pour l’art des graphistes : ça laisse toute disponibilité pour chercher, travailler.
Mais il est temps de le laisser retourner à la prochaine commande pour le théâtre du Châtelet. Puis ce sera New York où il travaille régulièrement. Je repars plein d’images et d’affiches en tête. Je verrais bien celle de Henry Moore chez moi. Au passage.
Réveiller le regard, MIXT(E) magazine
Presse, 2011