Philippe Apeloig, l’art de la typographie
« J’ai choisi d’être designer graphique. Cela s’est fait en deux étapes, grâce au hasard des rencontres. Dans les années 80, pour entrer à l’école des arts appliqués Duperré, il fallait choisir une filière, je me suis inscrit en « Expression Visuelle / Graphic Design» sans savoir réellement ce que c’était. J’ai eu un professeur très important pour moi, Roger Druet, qui m’a initié à la calligraphie, la Caroline, la Gothique, l’Onciale… Je fais partie de cette génération de mutants où l’on dessinait tout à la main, avec une pointe Rotring, une équerre, un calque. On nous apprenait une dextérité, un savoir-faire manuel qui demandait beaucoup d’efforts, de persévérance et de pratique. Après on goûtait également la joie victorieuse d’y arriver.
Bref en deuxième année il fallait faire un stage et ce professeur m’a conseillé d’aller à Amsterdam chez Total Design. J’y suis arrivé en 1983, j’étais le seul français au milieu d’hollandais, d’allemands, de suisses et de britanniques. J’ y ai appris la rigueur et une certaine forme d’austérité héritées de l’esprit protestant. Je suis revenu en France et j’ai préparé le concours aux Arts Décoratifs de Paris. Parallèlement pour gagner ma vie, je faisais beaucoup d’illustrations. Je me sentais toujours décalé. J’ai appris que la Cité des Sciences à La Villette venait juste de confier à Total Design la création de la signalétique. Je décide de retourner en stage chez eux et de leur proposer de faire le lien sur ce projet, ce qu’ils ont accepté. Pendant ce second stage ils m’ont fait participer à la création graphique de plusieurs projets pour le musée Boijmans de Rotterdam.
C’est vraiment à ce moment-là que j’ai choisi le design graphique car j’ai compris que je pouvais y insuffler tout ce que j’aimais : le mouvement, la danse, la mise en scène, la peinture. En même temps je découvrais les collections du Stedelijk Museum. Tout m’a parlé, tout s’est connecté : l’abstraction, la géométrie, qui pouvaient être utilisées de façon expressive et pas uniquement de manière juste fonctionnelle ou sous forme de revendication politique. Bref cela convenait aussi à mon envie d’indépendance. »
Philippe Apeloig est connu pour ses affiches, il a notamment signé celle de l’exposition « Chicago, naissance d’une métropole » au Musée d’Orsay (1987), celle d’ «Yves Saint Laurent » au Petit Palais (2010). Il crée typographies et alphabets diffusés par la fonderie Nouvelle Noire et des identités visuelles dont celle de la Direction des Musées de France.
On lui doit les logos du domaine de Chaumont sur Loire, de Puiforcat, du musée Yves Saint Laurent à Marrakech, pour n’en citer que quelques uns. Enseignant aux Etats Unis pendant 5 ans, à Rhodes Island School of Design puis à la Cooper Union of Art de New-York, son travail a été exposé internationalement. En 2013, le musée des Arts Décoratifs de Paris lui consacre sa première rétrospective, le Stedelijk Museum d’Amsterdam, la Dai Nippon Printing et la GGG Ginza Graphic Gallery à Tokyo ont également exposé son oeuvre.
« Selon moi une identité visuelle doit arriver à créer un sigle qui s’inscrit dans la mémoire de tous et qui provoque une émotion indéfinissable. Cela nécessite qu’il soit épuré, sinon il est difficile de s’en souvenir. Cela dit, c’est comme un résumé de texte, il ne faut pas qu’il soit trop sec non plus, d’où l’émotion à insuffler. Après interviennent beaucoup de contraintes techniques, le fonctionnel et le fait qu’il puisse résister dans le temps alors qu’il est très lié à l’éphémère, celui des affiches et des magazines. Une identité vit un certain nombre d’années, elle nous accompagne tous, elle a une dimension d’art populaire.
L’art, c’est comme de l’oxygène ou l’eau. On a besoin de cela, il y a quelque chose de vital et à la fois qui laisse une trace dans la mémoire. Les artistes, souvent malgré eux, sont dans la transgression, libres comme l’air et nécessaires comme l’eau. Ils ont ce besoin de s’exprimer, de magnifier, avec une dimension émotionnelle.
Mon premier travail c’était pour le Musée d’Orsay. C’est indéniable, je leur dois beaucoup. J’ai répondu à une annonce, ils m’ont choisi comme graphiste maison alors que j’étais très jeune et inexpérimenté. Grâce à eux, j’ai participé à l’ouverture du musée, je suis arrivé en 1985 et l’ouverture s’est faite en décembre 1986. Comme je m’occupais des publications non commerciales, j’ai réalisé l’affiche pour leur première exposition manifeste. « Chicago, naissance d’une métropole » donnait le ton de ce que serait le musée et de ce qu’il ne serait pas. Ce ne serait pas un musée uniquement de peintures, ou seulement consacré au XIXème siècle. Il serait pluri-disciplinaire et international se focalisant sur l’architecture, la sculpture et la peinture réalisées entre 1848 et 1914, soit entre la seconde République et la première guerre mondiale. Comme spectateur, on arrivait face à la sculpture, sans vraiment de peintures autour, c’était fort.
Tu me demandes mes inspirations. Pour ma discipline, je pense à Paul Rand, évidemment. C’est un pionnier du graphisme américain, il a construit à lui seul une école de design : culture de l’image, branding, pop art, à partir de la société de consommation. Il a mis en place un système de reconnaissance des marques, entre autres il a crée des logos d’IBM, de Yale et pour plusieurs compagnies de transport qui durent encore. Bref c’était un visionnaire, une icône de la modernité qui a transgressé pas mal de choses pour y arriver.
Evidemment la rencontre avec les oeuvres de Mondrian a été aussi déterminante. C’est un regard didactique sur la façon de parvenir à soustraire et à abstraire pour rendre l’équilibre de l’arbre, du corps, du monde. Cézanne pour la simplicité, une pomme devient extra-ordinaire. Et puis les films de Fellini avant même que je ne commence le design, pour moi tout est là.
Tu m’interroges sur une version contemporaine du Bauhaus. C’était avant tout une école, donc selon moi il faut chercher son écho dans l’enseignement artistique. Avant il y avait les Arts Décoratifs à Paris, quand ils étaient sous la direction de Widmer, maintenant ils me paraissent avoir négligé la vision d’un Widmer ou d’un Paul Rand et être obsédés par l’écriture et la théorie. Je dirais la Cooper Union à New York où j’ai enseigné, qui me semble encore être réellement transversale , « cross-over » tu peux passer de disciplines comme l’ingéniérie, l’architecture à l’art au design. Tout cohabite, même s’ls vont vers davantage de théorie aussi. Cela m’ennuie trop de théorie. C’est comme pour une exposition, je préfère aller la voir sans qu’on m’explique tout, c’est pas grave si je ne comprends pas tout. Toute cette médiation cela peut étouffer l’art, et ce n’est pas grave de se perdre. Maintenant on veut te donner toutes les clés.
C’est ce qui a peut être le plus évolué ces dernières années, avec bien-sûr la révolution technologique de l’informatique. Je me rappelle encore quand j’ai compris en 1988 en Californie que l’ordinateur allait non seulement remplacer l’équerre mais allait aussi devenir l’outil d’invention qu’il est. Et selon moi on en est encore qu’au tout début. Ou encore au début des années 2000 quand j’ai vu John Maeda qui présentait « Design by numbers » , c’était magique et révolutionnaire, ce qu’il a montré et ce qu’on pouvait faire, c’était fou.
Le confinement ne me gêne pas au contraire, c’est une chance de repli qui donne du temps, qui devient élastique. Individuellement et collectivement c’est l’occasion ou jamais de faire le point sur le futile et l’indispensable dans nos sociétés friandes d’excès. L’essentiel : manger, se déplacer sans aller au bout de la planète. Il serait temps de dégraisser tout cela et notamment le tourisme de masse, qui détruit et pollue. Il serait temps de découvrir que ce qu’on a autour ou à portée de main, a beaucoup d’attraits. Bien-sûr sans aller jusqu’à l’ascétisme. Mais je pense qu’on est au bout d’un système de blockbusters, de black friday, d’avion low-cost etc…
Ce qui me manque le plus c‘est de voir les visages, d’enlacer et d’être enlacé par les êtres qui me sont chers. Et puis la « distanciation sociale » je trouve déjà que le nom est barbare. Le plus beau dans la vie, c’est l’art des rencontres.
Oui j’ai un projet qui me tient vraiment à coeur qui a été remis deux fois du fait de la crise de Covid 19. Il devait avoir lieu le 8 Mai 2020. Finalement il aura lieu le 8 Mai 2021. Dans la continuité de mon livre « Enfants de Paris 1939-1945 », c’est de projeter un millier de plaques commémoratives de la Seconde Guerre mondiale sur les murs de 15 mètres de hauteur du Panthéon.
Avec ce diaporama, ce sont des images de la mémoire qui apparaissent et disparaissent sur un monument qui s’inscrit dans une forme d’éternité. C’est l’ aboutissement du travail : rendre visible ce qui est passé inaperçu, de rassembler ce qui était éparpillé dans les rues de Paris. C’est comme de projeter des battements de coeur sur le Panthéon.
Et puis l’autre projet qui m’occupe, c’est l’habillage des palissades du chantier de Notre-Dame-de Paris. »
Philippe Apeloig, l’art de la typographie
Presse, 05.05.2020