Philippe Apeloig, le génie du graphisme
by Patricia Boyer de Latour
Depuis plus de trente ans, le graphiste et typographe Philippe Apeloig puise son inspiration dans toutes les formes d’art et traduit en lettres une certaine vision du monde.
« Apeloig ». À tout seigneur, tout honneur… Son patronyme commence par un « A », cette première lettre qui ouvre le bal d’un alphabet dont il aime toutes les composantes et se termine par un « g », comme graphisme. Un hasard ? L’idée plaît à Philippe Apeloig, graphiste de profession, dont le nom, qui n’a rien de commun, débute comme une caresse et finit tel un drapeau claquant dans le vent. Un nom qui vient de loin… De Pologne précisément, que son grand-père ébéniste a fuie pendant les pogroms pour arriver à Paris dans les années 1930. Un nom pas si difficile à prononcer, mais que les harceleurs de l’école du petit Philippe tournaient en dérision dans les années 1960 et 1970, on se demande bien pourquoi… À moins d’en saisir inconsciemment la force mystérieuse… Apeloig ou, selon l’étymologie, celui qui voit de manière perçante. On peut toujours invoquer le hasard… « En tant que graphiste, j’aime le cultiver, c’est-à-dire regarder ce que les lettres me donnent comme forme à exploiter. Quelquefois, la répétition d’une forme à une autre ou la répétition de la même lettre dans un même mot, ou encore d’une lettre à abstraire dans une forme de sophistication extrême aux limites de la lisibilité, permet d’aller jusqu’au squelette de la lettre. Je suis alors en équilibre entre le plein et le vide, la parole et le silence. » Et ce hasard s’est mué en destin ! « Je n’ai pas choisi le graphisme, c’est lui qui m’a choisi », dit-il.
Roger Druet, un maître en la matière, calligraphe de son état et son professeur à l’école supérieure des arts appliqués Duperré, a joué les intercesseurs. C’est lui qui lui a appris, entre théorie et pratique, La civilisation de l’écriture, aujourd’hui encore disponible dans un livre (coédité par Fayard et Dessain/Tolra), préfacé par Roland Barthes. Et tout cela, avant même son passage à l’École nationale supérieure des arts décoratifs et ses stages à Total Design aux Pays-Bas, La Mecque du « design abstrait, non illustratif et non activiste ».
La lettre avant l’image
Il y eut ensuite Jacques London, imprimeur de génie, rencontré au début des années 1980, alors qu’il venait d’être engagé à 22 ans à peine comme graphiste en titre du musée d’Orsay, pas encore ouvert au public. « London avait l’accent de mes grands-parents polonais… Je lui ai demandé d’où il venait, il m’a montré son tatouage… et m’a considéré comme un fils spirituel. J’ai beaucoup appris de lui, sur tous les plans, technique, artistique et humain, car son œil était très aiguisé. » Tout commence donc par la lettre, avant l’image. « Tout part de la lettre comme si c’était ma palette de couleurs. Mais quand je parle de lettres, j’entends aussi les chiffres, les signes de ponctuation… tout ce qui me sert à imaginer des motifs, parce qu’une police de caractères regroupe un questionnement bien plus vaste que les vingt-six lettres de l’alphabet… Il faut beaucoup observer… C’est ainsi que les idées viennent. Et je ne m’arrête jamais de regarder, en marchant dans les villes, en découvrant les affiches, y compris les plus maladroites. »
Il aurait pu être chorégraphe, musicien, auteur (ce qu’il est également, avec ses savoureuses Chroniques graphiques, Tind éditions) ou tout autre chose ayant trait à la création. « La culture me nourrit d’une manière permanente. C’est un dictionnaire mental créé au fil du temps me permettant d’orienter mon chemin. J’aime avoir l’œil en alerte, me laisser contaminer et choisir mes références artistiques contre la pollution visuelle. »
Aujourd’hui, il est installé dans un bel espace haussmannien en duplex du IXe arrondissement de Paris – un étage où vivre, un autre sous les combles où travailler avec son équipe (Léo Grunstein et Tom Vidalie et deux stagiaires) –, même si l’on voit bien à quel point tout y est joyeusement poreux. Sa célèbre affiche Chicago cueille le visiteur à l’entrée. C’est celle qui annonça en 1987 l’exposition inaugurale du musée d’Orsay sur l’architecture de la cité venteuse, reconstruite après un incendie comme symbole du « nouveau monde ». La salle de séjour sert de bureau occasionnel. À côté du salon, où se mélangent pièces contemporaines et réalisations raffinées en marqueterie de son ébéniste de grand-père, une pièce est dédiée à l’exposition de ses dessins prévue à New York… Seule constante, la présence des œuvres, celles de ses amis artistes sur les murs et des bibliothèques élégamment imaginées par l’architecte Sylvain Dubuisson, qui a aussi conçu l’atelier.
Une idée de l’espace et du temps
« Ici, on est au cœur de Paris, dans un arrondissement minéral. Très peu d’arbres, beaucoup de circulation, des bureaux, un va-et-vient constant… J’aime ce mélange des gens, cette nonesthétique, ce conglomérat de lettres, d’images, de pierres, même si par chance dans ce quartier, il y a une vraie unité architecturale. C’est le Paris de Balzac, avec ses façades d’une élégance prodigieuse… Dans l’atelier, nous sommes sur un tapis volant au-dessus de la ville. Nous avons la possibilité de nous immerger dans le tissu urbain et en même temps de nous en éloigner. J’ai besoin de cette inspiration ; mais je veux aussi pouvoir me déconnecter et être relié à la beauté. C’est la raison pour laquelle je vais voir des expositions, Greco, Bacon et bien sûr Toulouse-Lautrec, dont j’aime qu’il ait été l’un des premiers grands affichistes… » Nous y voilà ! La lettre mais aussi l’espace. Et donc, le mouvement, les rythmes en tous genres, les couleurs, les proportions, le temps… Le design graphique est un tourbillon de sensations saisies au vol. « C’est aussi l’art de la communication visuelle. J’aime l’idée du commanditaire qui a besoin de mon œil pour traduire ce qu’il a à dire au plus grand nombre… Je l’écoute, je regarde, j’interprète et… je désobéis ! C’est ainsi que j’invente ce qui va lui convenir. »
La liste est longue de ses créations… Récemment, la signalétique du cinéma Le Balzac réalisée à partir d’une seule lettre, le logo du musée Yves Saint Laurent à Marrakech, deux « m » en bas-de-casse entourant le célèbre paraphe YSL en capitales, les nouvelles couvertures satinées oscillant entre le rouge vermillon et le rose tyrien des éditions Denoël et… Enfants de Paris, 1939-1945 édité l’an dernier chez Gallimard qui recense les plaques commémoratives des combattants morts lors des combats de la libération de la ville ainsi que celles des enfants déportés vers les camps de la mort… Un pur chef-d’œuvre préfacé par Apeloig à partir de « polices de caractères, capitales, approche, chasse, corps, chemin de fer, épreuve et drapeau… » qui fait de ce tombeau de mots un livre d’artiste qui serre le cœur. Au fond, à quoi bon définir Apeloig ? Son art se tient à la lisière de tous les arts. Il est l’homme qui sait voir ce qu’on n’avait pas vu, celui qui révèle et transmet.
Quelles œuvres mettriez-vous dans votre musée idéal ?
– La Colonne sans fin de Constantin Brancusi. C’est une œuvre majeure de par son graphisme, sa ligne, son minimalisme. Par son côté répétitif, c’est de l’art conceptuel avant l’heure.
– L’Atelier du peintre de Vermeer. C’est comme du design à cause de la gestion de l’espace. On a envie de voir ce qui est sur la toile, placée sur un chevalet, et qui n’est que suggéré.
– Le Jardin des Délices de Jérôme Bosch.
– Le Carré noir sur fond blanc de Kasimir Malevitch. L’absence et la présence en même temps. Une icône qui n’en est pas une.
– The Earth Room de Walter de Maria. L’intérieur et l’extérieur.
Cinq artistes préférés ?
– Piet Mondrian. Un incontournable.
– Ellsworth Kelly
– Paul Rand. Parce que je suis graphiste, c’est le créateur du logo d’IBM.
– Pina Bausch. Une artiste qui a marqué son temps. Depuis la fin des années 1970, elle m’a accompagné et m’a fait rêver.
– Federico Fellini. Cette œuvre singulière, intemporelle, universelle incarne le cinéma au pur sens artistique du terme. Un peintre qui a fait du cinéma.
Quel est votre musée préféré ?
Le Kröller Müller d’Otterlo. Un lieu inouï au cœur de la nature, une architecture signée Henry Van de Velde et une collection formidable.
Quelle expo, plutôt récente, vous a marqué ?
« Barbara Hepworth», au musée Rodin. La même exposition, à la Tate de Londres, était plus complète, mais celle-ci était humble, bien accrochée et allait des documents vers les œuvres. Un dialogue parfait et pertinent avec Rodin.
Pour vous, à quoi sert l’art ?
L’art est comme l’oxygène, ce qui nous permet de rester vivant. C’est la mémoire, l’imaginaire, la trace, le signe de ce qu’est la liberté.