Au corps et à la lettre : typographie, savoirs et mémoire
by Christian Rosset
Enfants de Paris 1939-1945, publié par Gallimard, est un ouvrage aussi simple, évident, qu’inattendu. Faisant dans les 1100 pages et montrant 1200 photographies de plaques commémoratives de la période 1939-1945 à Paris, ce “livre d’artiste” est signé par un des grands noms de la typographie et du graphisme contemporains, Philippe Apeloig. “La typographie appartient au monde du non-remarquable” nous dit-on, avant que le projet nous soit résumé ainsi : “Philippe Apeloig a commencé à s’intéresser à ces plaques commémoratives, il y a une quinzaine d’années. Il en existe plus de mille, un cas unique au monde. Il les a toutes recensées et photographiées, travail méticuleux qui reflète un regard obstiné sur la typographie présente dans le paysage urbain. Porter le regard des passants sur ces plaques, c’est les inviter à constater la présence des lettres sur les murs de la ville, les encourager à les regarder, à les lire et à se souvenir du prix de la liberté.”
Avant de commencer à examiner ce très exceptionnel “pavé”, apportons quelques informations au sujet de l’auteur, glanées sur son site internet : “Né à Paris en 1962, Philippe Apeloig a étudié à l’École supérieure des arts appliqués Duperré et à l’École nationale supérieure des arts décoratifs. Au début des années 80, il a effectué deux stages à Amsterdam dans le studio Total Design où il s’intéresse particulièrement à la typographie. En 1985, il est engagé comme graphiste par le Musée d’Orsay. Puis, en 1988, il part à Los Angeles travailler avec April Greiman, pionnière du design informatique. En 1993, pensionnaire à Villa Médicis à Rome, il s’exerce au dessin de lettres. Ensuite, il rentre à Paris et crée son propre studio. Durant l’année 1993, il est le directeur artistique du magazine Le Jardin des Modes. De 1992 à 1998, il enseigne la typographie à l’Ensad. En 1998, retour aux États-Unis pour cinq ans. Il est recruté Full time faculty par la Cooper Union School of Art de New York, où il occupe aussi la position de conservateur du Herb Lubalin Study Center of Design and Typography. Nommé consultant artistique du musée du Louvre en 1997, il en devient le directeur artistique de 2003 à 2007. Il a créé les logotypes des Musées de France, du Musée d’art et d’histoire du judaïsme à Paris, de l’IUAV (Istituto Universitario di Architettura di Venezia) à Venise, du Théâtre du Châtelet, de la marque Puiforcat. En 2016 et en 2017, il crée l’identité visuelle du Festival de l’histoire de l’art à Fontainebleau. En 2013, le musée des Arts décoratifs à Paris lui a consacré sa première importante rétrospective : trente ans d’une carrière qu’il a mis pareillement en scène dans un livre, intitulé Typorama, publié à cette occasion. Enfin, il dessine des polices de caractères typographiques qui sont diffusées par la fonderie Nouvelle Noire.”
Livre s’adressant avant tout au regard, mais cependant accompagné de quelques textes introductifs (une cinquantaine de pages) qui nous offrent bien davantage que des informations pratiques au sujet de ce qui le compose pour l’essentiel, à savoir cette somme de 1200 images photographiques patiemment réalisées, “présentées selon un cadrage ni trop lointain, afin que l’on puisse les lire et les observer minutieusement, et ni trop serré, pour que toutes soient contextualisées, et que les images donnent toujours à voir des éléments de l’environnement des plaques, qui sont des objets qui passent comme inaperçus et qui sont pourtant bel et bien ancrés dans le paysage urbain.”
Le premier texte, de l’auteur, est en deux parties baptisées verso et recto. Verso est un essai autobiographique où Apeloig nous révèle être fils d’enfants cachés pendant la guerre, parce que juifs. Il y raconte brièvement l’histoire de sa famille, tout particulièrement celle de ses grands-parents, puis de sa mère “qui, voulant rendre hommage aux Justes qui l’ont accueillie elle et sa famille, a fait poser en 2004 une plaque commémorative dans le village où elle était cachée enfant : Châteaumeillant, un village du Cher, d’environ 2 000 habitants (plus de 3 000 dans les années quarante), situé non loin de Châteauroux et Bourges, où furent cachées une quarantaine de familles juives pendant l’Occupation allemande.” Avec ce bref récit, l’auteur nous révèle le processus qui l’a, lentement, mais sûrement, conduit à mûrir, puis à concrétiser ce projet de rassembler les images de plus d’un millier de plaques en place dans la capitale (certaines ont disparu ; d’autres ressurgiront – le livre n’est pas clos). Affaire d’héritage au sens le plus fort du terme – de transmission, si on veut, de passage de relais d’une génération à l’autre, marquant à que point cette histoire de famille aura compté dans la relation aiguë que Philippe Apeloig entretient avec la typographie (plus que d’une pratique, d’un métier, pourrait-on parler de mode de vie, d’engagement dans un monde où la mémoire est le carburant essentiel pour que le présent puisse se manifester au plus vif ? Car, au fond, le but de cet ouvrage est peut-être avant tout de redonner au présent ce que la force de l’habitude – la quotidienneté de rencontres ordinaires avec ces plaques – aurait pu enfouir dans le passé, encore proche, mais, de jour en jour de plus en plus lointain, jusqu’à les faire disparaître de notre champ de vision, et d’écoute).
La seconde partie intitulée Recto, toujours travaillée par des données autobiographiques, relie le vocabulaire de la typographie à ce qui fait récit dans cette affaire de plaques commémoratives, donc le savoir-faire au concret, la technique à la vie. Par exemple, le mot “corps” qui “est une mesure en points qui exprime la hauteur d’une lettre” provoque ce commentaire : “Les plaques ne sont pas des cimetières. Pas de tombe, pas de corps derrière ces inscriptions lapidaires”. Ou “Approche”, “espace défini, prévu à droite et à gauche des caractères, de façon à les positionner harmonieusement les uns par rapport aux autres”, suscite l’écriture de cette autre notation : “Les premières photos, prises au début des année 2000, trahissaient ma réserve à m’approcher des plaques qui m’impressionnaient”. “J’ai photographié les plaques de loin, me tenant à distance.” Ou encore, la notion de “chemin de fer” qui désigne “le fait de mettre côte à côte chaque page d’un document”, donc de visualiser l’ensemble d’un ouvrage d’un seul coup d’œil, ouvre un bref récit où il est question des gares parisiennes, des agents de la SNCF disparus ; et aussi de voies, de chemins, de directions : “En tant que points de fuite potentiels, les gares, mais aussi les trains, symbolisaient à la fois les espoirs d’évasion et la peur de l’arrestation.” Ou enfin, le mot “épreuve”, désignant les premiers essais d’impression que l’on pouvait encore corriger avant le bon à tirer définitif, renvoie à toutes ces épreuves subies pendant la guerre, et aussi à l’épreuve du temps, cette lutte contre la disparition, non des corps, mais de ces plaques, à la fois immortelles et fragiles.
Le deuxième texte, intitulé Voir et écouter les murs, a été rédigé, à la demande de Philippe Apeloig, par Danièle Cohn, professeur émérite d’esthétique et de philosophie de l’art à Paris 1. Mais de nature non strictement universitaire, il s’agit d’un texte littéraire, traversé lui aussi par des données autobiographiques. Il y est question des noms des rues en tant que “lettres blanches sur le fond bleu émaillé des plaques” et de l’oubli récurrent de qui fut à l’origine du choix de ces noms. Car une suite de noms peut nous mettre en chemin. Ou nous égarer. Elle cite Modiano ou Perec, chercheurs de traces. Ce Je me souviens – dans lequel “d’hier à aujourd’hui, les perspectives se brouillent” (Dora Bruder). Il serait tentant de citer de nombreuses lignes de ce bel essai, mais les mots ici nous sont comptés. Suivant cette enquête sur une enquête, on croise Benjamin et on pourrait imaginer y rencontrer Georges Didi-Huberman (qui a par ailleurs travaillé sur les ex-voto – ces formes votives qui “sont capables à la fois de disparaître pendant des temps très longs et de réapparaître quand on les attend le moins”). Résistance de l’inactuel, une fois de plus.
Quand je vais travailler à la Maison de la Radio, je passe inévitablement devant le lycée Molière. Page 853 est reproduite une plaque en souvenir des lycéen(ne)s mort(e)s en déportation : Irma Arnstein 17 ans, Jacqueline Feifer 16 ans, Georges Gutman 15 ans, Eliane Nahama 11 ans, Huguette Nehama 16 ans, Jeanine Stepanski 11 ans, Lucie Zaferman 16 ans. Me revient alors une jolie ligne du texte d’Apeloig intitulé Recto : “Les plaques sont des murmures, patinés par le temps et absorbés par le chaos visuel.”
Je tente de faire passer ici quelques indications, mais, une fois de plus, ce livre, il faut l’avoir en main, le saisir, le toucher, et ensuite, si on est parisien ou de passage, aller retrouver ce qu’il a rassemblé de la manière la plus exhaustive possible : ces plaques encore et toujours offertes à un regard qui ne serait pas blasé, qui accepterait de s’accorder avec le souvenir, qui aurait surtout le désir d’écouter ces murmures… Car, au fond, à traverser ce beau livre, l’oreille se met soudain aux aguets… Et, quand on le referme, c’est elle qui nous entraîne dans ces rues des vingt arrondissements de Paris où le meilleur cheminement pour exercer nos sens et nous frotter à l’idée de souvenir d’un perdu que nous n’aurions pas (ou si peu) connu, consisterait à nous laisser guider par le hasard. Car “des sous-sols jusqu’au toits, les plaques sont partout. Elles tissent la géographie et le relief de la ville. On en trouve dans les égouts, dans les couloirs du métro et jusqu’au sommet de la tour Eiffel…”
Et enfin, ce parcours dans la ville pourrait nous occasionner une magnifique découverte de la liberté typographique. Car “les plaques ne sont pas normées comme des panneaux de signalisation routière”. Pas de règle : “Les compositions apparaissent, au premier coup d’œil, conçues de manière conventionnelle, mais l’originalité du style, voire la liberté et la maladresse des choix typographiques, se distinguent après une observation minutieuse, à la loupe. La richesse du vocabulaire graphique se révèle alors exceptionnelle” – comme ce livre le devient lui-même, peu à peu, pour l’amateur de lettres et de murmures, de silences et de cris, de ce que la banalité peut apporter d’exceptionnel, d’Histoire et d’histoires…
Au corps et à la lettre : typographie, savoirs et mémoire
Presse, Décembre 2018