N°57 Graphê rencontre
Philippe Apeloig
by Laëtitia Costes
Graphê rencontre Philippe Apeloig
à l’occasion de son exposition « Typorama»
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Le titre de cette exposition et du livre qui l’a précédée, la personnalité de Philippe Apeloig ne pouvaient laisser Graphê, notre association pour la défense et la promotion de la typographie, indifférente. C’est ainsi qu’après une rapide concertation qui a mis tout le monde d’accord, nous avons décidé que notre, votre, prochain numéro serait exclusivement consacré à Philippe Apeloig. Nous avons dû alors anticiper la sortie de notre numéro 57 pour être en phase avec la remarquable exposition qui se tient actuellement, et jusqu’au 30 mars 2014, au musée des Arts Décoratifs, où nous engageons vivement nos lecteurs et amis à se rendre. Plutôt qu’une redite de tout ce qui figure dans des ouvrages ou sur internet concernant cet éminent graphiste-typographe, nous avons privilégié l’interview pour sa fraîcheur, sa spontanéité, son exclusivité. Philippe Apeloig a accepté avec bienveillance de nous recevoir malgré un emploi du temps surchargé. Nous nous sommes rencontrés au sein même de son appartement-atelier et, tout en discutant, avons partagé très convivialement de délicieuses viennoiseries courtoisement offertes. La pertinence extrême de ses réponses à nos questions rejoint le perfectionnisme intense que l’on retrouve dans ses créations qui sont le fruit à la fois d’un immense travail et d’un talent incontesté. Nos lecteurs et amis pourront s’en rendre compte en visitant l’exposition « Typorama » où une salle entière est consacrée aux différentes et multiples étapes créatives préalables à l’oeuvre finale, choisie. Le vieux typo que je suis est admiratif des réalisations de cet artiste qui met à l’honneur notre passion commune, l’art typographique.
Roger Bodin
Philippe Apeloig, vivez-vous à Paris ou à New York ?
Je suis revenu de New York il y a dix ans. Je vis désormais à Paris, mais je voyage fréquemment dans le cadre de mes projets. Je vais, entre autres, régulièrement à New York, où je travaille pour l’Alliance française et la galerie Moeller Fine Art, et plus ponctuellement pour le New York Times, la galerie Magen H (spécialisée dans le design contemporain), mais en grande partie c’est ici que ça se passe. Je vais aussi souvent dans les Émirats arabes unis puisque j’ai créé le logotype du Louvre Abu Dhabi, et depuis plus d’un an je travaille sur la signalétique du musée au sein des Ateliers Jean Nouvel.
N’est-ce pa s une chance que de pouvoir travailler à l’étranger ?
Certes, mais c’est aussi un privilège que de vivre à Paris, dans cette ville sublime où l’art et la culture sont tellement présents, et où l’on a la possibilité encore de penser et d’agir librement. J’ai donc fait le choix de m’installer à Paris.
Comment fonctionne
votre studio ?
Je ne parle jamais de studio mais d’atelier. Je suis entouré de jeunes assistants, notre fonctionnement ressemble aux ateliers de peintres de la Renaissance, à la fois lieu de création et d’apprentissage. Un studio ou une agence implique une organisation administrative, une répartition des tâches et une certaine forme de hiérarchie. Ici, chacun est indépendant, inscrit à la Maison des Artistes et participe à tout. Cela va du travail de conception jusqu’à la réalisation, mais cela comporte aussi des tâches administratives.
Qui travaille dans votre atelier ?
Depuis presque quatre ans, Anna Brugger et Yannick James. Récemment, Anna a beaucoup travaillé, entre autres, sur la conception et la réalisation du livre Typorama avec Tino Grass qui en est le directeur artistique; Yannick est le commissaire de l’exposition Typorama aux Arts Décoratifs aux côtés d’Amélie Gastaud, commissaire et conservatrice du Musée de la Publicité. Léo Grunstein nous a rejoints cette année. Enfin nous accueillons régulièrement un ou deux stagiaires dans notre équipe.
Donc, vous n’enseignez plus ?
Non, et cela a été une décision difficile. Je me suis rendu compte, durant les dernières années où j’ai enseigné le graphisme et la typographie à New York, que la transmission du savoir était devenue quelque chose de plus en plus complexe. Les technologies bousculent si vite les pratiques et la pensée du design, qu’il faut pouvoir s’y consacrer pleinement. Je pense qu’on ne peut pas arriver au sein d’une école d’art en touriste. Il faut vraiment s’impliquer pour trouver des méthodes d’enseignement sophistiquées, et ne pas laisser les jeunes dans des impasses, qui seraient liées à des technologies totalement actuelles qui risquent de ne plus être celles qui seront en vigueur au moment où ils travailleront. Enseigner demande une vraie réflexion afin de préparer des cours à la hauteur de ce que sera le design de demain, pour que ceux et celles qui s’engagent dans des études artistiques trouvent leur place dans le monde professionnel.
Tout le monde se pose-t-il autant de questions que vous concernant cet enseignement ?
Oh oui ! Ayant participé à tellement de réunions autant à Paris qu’aux États-Unis. Je sais que je ne suis pas le seul à me poser ces questions ! Le cursus de ces études est en permanence bousculé, réactualisé. J’ai pleinement conscience que l’enseignement du design aujourd’hui est un engagement de vie, un sacrifice par rapport à sa propre création. Ce n’est pas neutre.
Quelle période de votre vie créative préférez-vous ?
Toutes les périodes ! J’aimerais que cela ne s’arrête jamais, avoir la flamme de la création tout le temps et qu’elle soit de plus en plus vive, sans crainte. En même temps, je me rends compte qu’il faut se poser, souffler, retrouver des inspirations, redémarrer.
Est-ce que vous pouvez nous citer deux travaux qui sont les plus représentatifs de votre travail ?
C’est souvent une question que l’on me pose. Je ne voudrais pas tomber dans des lieux communs, mais j’ai envie de dire qu’il y a eu l’affiche Chicago, l’affiche des Bateaux sur l’eau, le logo des Musées de France, le logo Puiforcat. Il y a eu aussi l’affiche de l’exposition Yves Saint Laurent au Petit Palais. Mais faut-il dissocier les travaux ? N’est-ce pas justement la continuité de ces travaux qui est intéressante et significative ? Si vous me reposez la question non pas sur un travail précisément, mais sur une période particulière, il est évident que les débuts au Musée d’Orsay au milieu des années 1980 étaient pour moi une période particulièrement lumineuse. Cela m’a permis de me lancer, mais aussi d’apprendre énormément et de rencontrer des gens fabuleux qui n’étaient pas forcément des designers. Certes, il y avait la présence de Bruno Monguzzi et de Jean Widmer qui avaient signé le logo et l’identité visuelle du Musée d’Orsay dont j’ai hérité, et que j’ai fait vivre. Mais au-delà de leur magnifique travail, il y avait aussi celui des conservateurs, des gens du service culturel, des historiens d’art et également des architectes. Quelle chance d’avoir intégré ces corps de métiers, d’apprendre d’eux, de bénéficier de leur générosité intellectuelle qui était rare, et de me nourrir de tout ce savoir pour « en faire mon propre miel ». Cela a été un moment exceptionnel de ma vie, et c’est certainement le cas pour beaucoup quand on a la chance de commencer à travailler dans un cadre hors du commun, protégé, particulièrement riche scientifiquement parlant. Évidemment une telle expérience marque pour toute son existence, ce qui a été mon cas. Pour donner un autre exemple j’ai adoré aller à New York enseigner à la Cooper Union School of Art auprès de jeunes Américains pendant à peu près cinq ans. J’ai aimé me fondre dans la société new-yorkaise, le monde de l’art et voir comment on forme de jeunes artistes, comment je pouvais les accompagner dans ce chemin, même si cela me paraissait titanesque.
Votre travail dans le domaine culturel est-il, selon cous, un travail plus personnel ?
Que l’on travaille pour des marques ou dans le domaine culturel, les travaux restent toujours personnels. C’est ainsi que j’ai réalisé l’identité visuelle de Puiforcat, l’un des orfèvres les plus prestigieux. Je n’ai jamais acheté d’objet d’orfèvrerie, c’est un monde que je ne connaissais pas, et je n’étais pas spécialement tenté d’en acquérir, mais cela a été un travail vraiment passionnant où je me suis totalement investi. J’ai travaillé pour le Médiateur européen, un ensemble de juristes au sein du Parlement européen. On est loin de la culture et de l’art, mais le fait de se rapprocher de milieux très différents rend plus créatif, et c’est parce qu’il y a des contraintes que la créativité est d’autant plus aiguisée. Il n’y a donc pas de hiérarchie de valeur entre la communication culturelle et la communication commerciale, entre ce qui est subjectif et ce qui ne l’est pas, tout devient à un moment ou à un autre personnel. Puisqu’il y a une implication dans le geste créatif, peu importe le sujet, à la limite le sujet est « comme secondaire ».
Est-ce que vous êtes influencé
par votre environnement ?
On choisit l’endroit où l’on a envie de créer. En ce qui me concerne je suis un citadin. Ici on est en plein coeur de Paris, un peu dans les hauteurs puisque mon atelier est au dernier étage de cet immeuble haussmannien où je vis. On est au-dessus de la rue qui se trouve en bas, avec son trafic, sa pollution, son bruit, ses horreurs visuelles et ses magnificences, l’architecture des immeubles, tout ça me plaît, j’en ai besoin, je m’en régale. Je ne me verrais pas vivre, travailler au milieu d’une forêt ou perdu dans une campagne entourée de champs. J’ai besoin de cette foule qui déambule en bas, d’entendre les voitures qui passent, de voir cette vie qui s’écoule mais en même temps, j’ai besoin de prendre une certaine distance et je la trouve chez moi parce qu’ici je vois le ciel, j’entends les murmures, je ne suis pas complètement dans le brouhaha de la ville. Mon espace est suffisamment grand pour que je me surprenne parfois de ne pas en sortir pendant deux ou trois jours, cela ne me dérange pas. Je me sens ici comme dans un refuge, une sorte de nid où je suis à l’aise car je m’y sens protégé et je peux choisir les moments où j’ai envie de me fondre dans l’univers urbain.
Vous n’êtes jamais seul puisque vous partagez votre lieu de vie et de travail avec votre équipe ?
C’est ça qui est formidable : ils vont, ils viennent, ils ont les clefs, ils rentrent, ils sortent, ils savent que le soir j’ai besoin d’être en paix, et le week-end, ils ont leur vie et c’est bien normal, je la respecte autant qu’ils respectent la mienne.
Lorsque vous travaillez, vous ne
souhaitez donc pas vous isoler ?
Non, je pense que le travail d’équipe est important. Il est difficile d’oeuvrer en solo quand l’on répond à plusieurs commandes. Il y a aussi des délais, des techniques, il faut suivre la réalisation des documents, et puis j’aime l’échange, le dialogue. Je suis quelqu’un qui hésite énormément, donc à partir du moment où une idée me traverse l’esprit, elle évolue, elle change, on en discute beaucoup et j’ai besoin de ces critiques qui me sont données par l’équipe. J’ai besoin de voir aussi ce qu’ils peuvent me conseiller d’ajouter ou d’enlever dans ce que je propose, et on y travaille constamment ensemble.
L’ordinateur tient-il une place importante dans votre travail ?
L’ordinateur est comme un crayon sophistiqué. Il concentre tous les outils qui existaient auparavant, du Rotring à l’équerre, à la règle, au compas, etc. Là tout est réuni et beaucoup d’autres accessoires complètent la gamme, sans cesse. Par exemple, c’est une aubaine pour notre génération d’avoir facilement un libre accès à l’usage de la typographie ainsi qu’à toutes ces polices de caractères dans un choix infini. Ce n’était pas le cas auparavant, c’est une chance incroyable de vivre ça.
Vous considérez-vous comme un perfectionniste ? si oui, ce trait de caractère est-il un atout pour un graphiste ?
Oui je le suis, ça me rend suffisamment malade, ça me taraude l’esprit, parce que j’ai cette crainte permanente de ne pas réussir à trouver l’équilibre parfait entre la juste association d’une idée et d’une forme. C’est difficile à trouver, ça demande beaucoup de temps dont on manque souvent, ça génère énormément de stress pour arriver à cette sorte de perfection, mais c’est aussi un moteur. On dirait d’un acteur qu’il a le trac parce qu’il a envie d’être bon sur scène. Pour moi dans tous les travaux que je commence, je me dis que je vais essayer de me surpasser pour faire quelque chose de nouveau, une image, un logo, une affiche ou un livre qui soit bien fini. Je sais qu’il va falloir le suivre dans les moindres détails. Je veux que ce soit une bonne réponse à la question qui m’a été posée par le client.
Avec votre expérience et votre talent, reconnu, avez-vous acquis une certaine sérénité dans vos moments de création ?
Ce qu’on acquiert principalement c’est de l’aisance et de la rapidité, mais ça ne veut pas dire pour autant que tout va bien, et qu’en un claquement de doigts les choses sont faites. La rapidité vient du fait qu’au fil du temps se crée ce que j’appelle une forme de « dictionnaire mental » qui est un ensemble composé de références multiples : artistiques, conceptuelles, littéraires, picturales, cinématographiques, etc. Tout cela constitue un dictionnaire mental qui permet de commencer un travail sur un sujet qui nous est totalement inconnu. On fait des associations d’idées parce qu’on a justement en mémoire toutes ces références qui vont alimenter notre recherche.
Quelles sont les qualités sine qua non pour être un graphiste talentueux ? Pensez-vous qu’il y ait une recette ou des recettes ?
De façon générale, on peut dire que je me suis fait exister par le texte plutôt que par l’image. Mais il n’y a pas de recette, c’est ça qui est
compliqué. Plusieurs fois on m’a dit « Vous avez fait l’affiche Chicago, c’est très beau, vous ne pouvez pas la refaire ? » mais non je ne la refais pas et j’espère ne jamais la refaire ! Il n’ y a rien de pire que la répétition. Pour se lancer dans une profession artistique, que ce soit le graphisme, le design ou une autre forme d’expression, il faut mettre en éveil tous ses sens. Il faut affûter en permanence sa curiosité, se laisser surprendre par les dissemblances, aller chercher ailleurs, ne pas se contenter de ce qui est à portée de main, ne pas s’enfermer dans des systèmes de connaissance ou ans des banalités, et des idéologies. Quand on laisse tous ces acquis tournoyer, la création exulte. La fraîcheur de l’esprit, ça c’est une clef, certainement pas une recette. Cela demande d’accepter de n’être jamais calme. Cette inquiétude fait que l’on peut avancer, comme une entrée en incandescence, et défier le simple savoir-faire.
Picasso disait que le talent c’était quinze heures de travail par jour, êtes-vous d’accord ?
Oui, je suis assez d’accord. Quand on me dit « Ah mais toi, c’est normal,
tu fais ça, car tu as du talent », cette idée me paraît abstraite. Je suis tellement peu sûr de la plupart de ce que je fais. Je me dis « Je n’ai pas envie de faire ça, je n’ai jamais voulu le faire », je me dis que ce que j’invente pourrait être mieux et puis j’avance quand même, et je me rassure. Avec la distance du temps, je regarde certains projets, et finalement certains d’entre eux ne sont pas si mal : j’ai été bon à ce moment-là ! Il faut du temps et cela m’oblige à beaucoup travailler. C’est vrai que les journées de douze heures, c’est à peu près le rythme qui existe ici. C’est malheureusement vrai pour moi et pour ceux qui m’entourent. La création prend beaucoup de temps, cela dit on est très organisé. On travaille dès le matin jusqu’en début de soirée, jamais très tard, jamais la nuit ni le week-end. On veille à préserver ces moments-là. Les périodes de travail sont très intenses et pour répondre à votre question : le talent c’est ne pas avoir peur de la quantité de travail nécessaire pour arriver à ses fins. C’est avoir cette pugnacité, de ne jamais abandonner, et se dire que finalement on peut persévérer dans un domaine, peaufiner une idée, la rendre unique. À la fin peut-être cela donne-t-il aux yeux du profane l’idée du talent ! C’est peut-être ça en fait le talent… C’est comme ça que j’ai fini par le définir. Je n’ai pas du tout le sentiment que les choses étaient faciles en ce qui me concerne. Je ne me suis jamais reposé sur la conviction d’avoir du talent. Si mon travail plaît et intéresse, c’est le résultat de ma capacité à m’étonner, à irriguer sans cesse mon regard. Chaque projet est une expérience de réflexion, d’erreurs, de sacrifices, de remises en question et d’obstination. J’ai toujours souhaité braver les défis, pas forcément ceux qui me sont imposés, mais les défis que je me suis donné pour essayer d’être créatif parce que choisir la création, c’était donner un sens à ma vie ! J’essaye de tendre vers une sorte de perfection même si la perfection n’est pas ce que l’on peut espérer de mieux, car elle génère des froideurs, et cristallise des formes qui ne sont pas des plus heureuses.
Quel designer graphique contemporain admirez-vous ?
Beaucoup de graphistes m’ont marqué. Je pense à ceux que j’ai eu la chance de connaître et à d’autres. Mais la personne qui m’aura le plus inspiré parce que j’ai souhaité travailler avec elle, c’est April Greiman. Au départ, je suis devenu graphiste par hasard, donc aller jusqu’à Los Angeles pour travailler avec elle était vraiment un acte déterminé de ma part. J’étais comblé de la connaître, de la voir travailler, de me familiariser à son univers, à son ouverture sur les cultures du monde, à son appétit pour les nouvelles technologies, à sa connaissance de la typographie suisse, j’ai envie de dire, à sa force de caractère, son audace à transgresser ses acquis pour en faire autre chose. Oui, j’ai de l’admiration pour elle, c’est évident. J’admire aussi Wim Crouwel, et l’équipe des graphistes que j’ai croisée chez Total Design. Je n’ai jamais rencontré Paul Rand mais c’est quelqu’un avec qui j’aurais aimé dialoguer. Je pense à Milton Glaser que j’ai croisé bien sûr à New York, ainsi que Wolfgang Weingart en Suisse, Ralph Schraivogel que je connais aussi et dont j’admire le travail. Je n’oublie pas de nombreux graphistes japonais, et puis en France quelqu’un comme Massin. C’est un inventeur extraordinaire pour notre génération. Aujourd’hui il y a tous ces jeunes qui font des choses merveilleuses, il y a le groupe deValence, Philippe Millot qui fait des livres d’exception, Fanette Mellier et plein d’autres jeunes qui oeuvrent, et c’est tant mieux pour la profession.
Quel est votre regard sur le graphisme contemporain ?
Je ne suis pas nostalgique, c’est vrai qu’on a toujours tendance à croire que l’on vivait mieux avant, dans un monde qui se dégrade au fur et à mesure. C’est vrai que ça change beaucoup, mais la création est comme la nature, pleine d’énergie et c’est ainsi que cela fonctionne.
Est-ce qu’il y a un magazine ou un livre qui vous a influencé ?
Encore une fois je parle des choses anciennes parce qu’elles ont été fondatrices. Pendant mes études aux Arts Appliqués, j’avais acheté un livre, signé F. H. K. Henrion, qui s’appelle Top Graphic Design, c’est mon premier livre de design, une compilation d’une vingtaine de graphistes du monde entier. Avec ce livre j’ai eu accès à une vision globale du graphisme et à ses pratiques différentes. Maintenant, je n’arrête pas d’acheter des livres, j’en suis inondé, j’ai une bibliothèque entièrement consacrée au graphisme, une autre remplie de livres d’art. S’il y a bien une chose que je collectionne, sans pour autant être un bibliophile, ce sont les livres. J’aime leur présence, j’aime être entouré de tous ces livres. Ils humanisent l’espace.
Quel est votre ou vos caractères typographiques favoris ?
Je suis à l’aise avec les caractères dits modernes, sans empattements, ça va du Frutiger, à l’Univers que j’ai utilisés pendant longtemps. L’Akkurat aujourd’hui ou l’Avenir sont des caractères qui m’attirent aussi pour leur simplicité et leur géométrie. Les caractères classiques à empattements comme, par exemple, le Garamond me parlent moins.
rencontrez-vous des difficultés avec vos interlocuteurs ?
Les relations avec les commanditaires sont particulièrement délicates, elles ont tendance à se complexifier. Ce n’est pas toujours facile de trouver un client avec lequel le courant passe. Souvent ils vont voir un graphiste, comme s’ils avaient affaire à un mécanicien qui va nettoyer la carrosserie de leur voiture. Le graphisme demande d’établir une relation plus saine et respectueuse. On est dans une époque où les clichés, les banalités prennent de plus en plus de place, où la formation des gens qui sont amenés à travailler dans le monde de la communication sont formatés par les études marketing et la publicité. Finalement, ils se privent eux-même d’inventer, de créer, de prendre des risques, de faire des choses qui fonctionnent différemment. C’est le règne de l’argent et du marketing qui orientent malheureusement l’attitude d’un certain nombre de gens, pas nécessairement pour le mieux.
Qu’est-ce qui a changé par rapport à vos débuts ?
Ayant maintenant trente ans d’expérience, je remarque que les gens pour qui j’ai travaillé à mes débuts avaient bien souvent appris sur le terrain. Ils s’initiaient à cet échange avec des designers graphiques en même temps que je m’habituais à de nouveaux outils, ceux de l’informatique. Finalement par cette naïveté, il y avait une petite ouverture d’esprit dans la pesanteur de ce monde de l’image souvent stéréotypé. Il y avait une curiosité et en même temps on parlait très peu du graphisme, c’était la partie pauvre du design. Le graphisme était rarement montré ou commenté, il était considéré comme quelque chose de totalement éphémère : ça va, ça vient, ça n’a aucune valeur.
Qu’avez-vous retenu de votre formation initiale ?
Au fond rien de ce qu’on m’avait enseigné à l’école ne m’a réellement été utile. J’ai dû mettre au point des méthodes de travail, comme tous les autres graphistes de ma génération. On est sorti de l’école avec une nouvelle façon de travailler qu’il a fallu inventer, et en face de nous, on avait des gens qui n’étaient pas formés à faire équipe avec nous. À l’époque ce domaine était rarement analysé, commenté, compris et quelqu’un qui se retrouvait responsable de communication ne savait pas trop comment s’y prendre. Peut-être que dans les dix ou quinze dernières années on s’est rendu compte que le graphisme fait partie aussi totalement du monde de l’art. Donc les graphistes sont beaucoup plus exigeants envers eux-mêmes, entre eux, par rapport à ce qu’ils peuvent faire.
Que pensez-vous des nouvelles technologies ?
Les technologies ont permis de risquer des prouesses graphiques, des inventions typographiques. Pourtant en face de nous, les commanditaires, disons la plupart d’entre eux, se sont fossilisés avec des idées archaïques et ça on ne peut pas s’y résigner. La génération d’avant n’avait rien pour se documenter sur ce que signifiait la collaboration avec un graphiste. Quand je rencontre des gens jeunes, responsables dans des institutions publiques ou des sociétés qui ont des idées arrêtées, je peine à les comprendre et à accepter leur insuffisance, car le graphisme est aujourd’hui en pleine lumière. C’est aussi à eux de lutter contre l’engourdissement et de renouveler leur regard. Désormais, il y a régulièrement dans des musées, dans des galeries, des expositions sur le graphisme et de nombreuses publications. Lorsque j’étais à l’école, à part le livre sur Milton Glaser et les manuels qui avaient été conçus par les Suisses (Emil Ruder et Joseph Müller-Brockmann) il n’y avait pratiquement rien. Aujourd’hui il y a au moins un livre par semaine qui sort sur le graphisme et la typographie, il y a des magazines, à peu près dans toutes les langues, et n’oublions pas l’innombrable documentation que l’on peut voir sur internet : des sites, des blogs…
Le plagiat est-il pour vous un enrichissement collectif ou non ?
Quelle gloire y a-t-il à tirer d’un plagiat ! La création, le talent dit-on aussi, est le prix d’un effort harassant. Néanmoins, tout artiste subit des influences, s’inspire de ce qui le marque. Ensuite chacun gravite dans son monde. Parfois il ne faut pas craindre d’imiter les autres, quitte à se perdre dans l’imitation. Les peintres autrefois s’exerçaient en copiant les maîtres. J’aime voir comment Van Gogh s’est emparé de l’oeuvre de Millet ou des estampes japonaises. Picasso, inlassablement, a détourné les Ménines de Vélasquez avec une virtuosité éblouissante. Les graphistes n’échappent pas à ces tentations. Ils se laissent contaminer par le désir d’imiter. Ils se copient les uns les autres, se provoquent. Tant qu’il y a encore du respect, de la reconnaissance et de l’honnêteté dans ces gestes, la vitalité du graphisme n’en est que plus ardente.
Établissez-vous une hiérachie entre l’art et le graphisme ?
Pourquoi voulez-vous qu’il y en ait une ? Ça aussi ça fait partie des lacunes sur la pratique du graphisme. Certes les créations graphiques sont éphémères et sont le résultat d’une commande tirée en milliers d’exemplaires, alors pour cette raison on pense qu’il n’y a pas de démarche artistique ! Mais il faut bien les créer ! L’enseignement laisse une empreinte et on enseigne le graphisme dans des écoles d’art. L’art a toujours répondu d’une façon directe ou indirecte à la commande. Autrefois, les artistes ne travaillaient que sur commande, aujourd’hui, ils travaillent pour des commandes indirectes découlant du marché de l’art qui dictent aussi leurs actions. Alors quelle différence ?
Quels sont vos autres projets pour les mois à venir ?
Surprise, surprise !
N°57 Graphê rencontre
Philippe Apeloig
Presse, Janvier 2014