Ces murs qui nous font signe Une installation de Philippe Apeloig
by Philippe Apeloig
Les 16, 17 et 18 septembre 2021, Paris sera le théâtre d’un événement exceptionnel que la revue Diasporiques est heureuse de signaler à ses lecteurs. Pendant trois nuits, les images de plus de mille des plaques parisiennes commémorant les victimes de la Seconde Guerre mondiale défileront sur les façades extérieures du Panthéon. Cette réalisation est le fruit de plus de cinq années de travail du graphiste Philippe Apeloig et de son équipe qui ont entrepris de recenser et de photographier toutes les plaques de la période 1939-1945 à Paris. Les plaques qui sont scellées sur les murs de la capitale orneront ceux du mémorial de la République dont le fronton porte l’inscription « Aux grands hommes la patrie reconnaissante ». L’installation débute comme une cérémonie d’ouverture des Journées du patrimoine, prévues le 18 septembre 2021 .
« Rassembler les plaques commémoratives des murs de Paris aura été, dit Philippe Apeloig, une grande et belle aventure. Il a fallu convaincre des individus, des institutions. J’ai entraîné dans cette spirale beaucoup de monde, provoqué de l’émoi, bousculé le quotidien de mon atelier. Ce projet n’aurait pas pu aboutir s’il n’avait pas enthousiasmé les jeunes graphistes avec lesquels je travaille ».
Philippe Apeloig avait engagé antérieurement un travail du même ordre, aboutissant à la publication d’un livre, Enfants de Paris 1939- 19453, qui rassemblait sur plus de mille pages des photographies des plaques relatives à la Seconde Guerre mondiale à Paris. Mais il ne pouvait pas en rester là : « Au hasard de mes déplacements dans Paris, j’ai découvert des plaques commémoratives qui ne figuraient pas dans mon livre. Et chaque fois que je trouvais une nouvelle plaque, je m’en voulais de l’avoir manquée et me précipitais pour en garder la trace. Par exemple, comment celle du couple Desanti, des intellectuels engagés dans la Résistance, à deux pas de chez moi, avait-elle pu m’échapper ? Petite, blanche, placée en hauteur sur un mur peint en blanc lui aussi. L’étroitesse du trottoir n’offrait pas la distance nécessaire pour la photographier. Mes coéquipiers et moi avons dû installer notre escabeau au milieu de la chaussée. Une jeune femme a ouvert ses volets et nous a regardés, amusée. Elle se souvenait du jour de son inauguration avec son cortège d’officiels. Mais jamais elle n’avait vu quelqu’un grimper jusqu’à elle pour en capturer l’image ».
« Nous avions l’habitude de nous réunir autour d’un grand plan de Paris qui est resté longtemps punaisé sur les murs de l’atelier. Nous l’avions fait tirer en impression à jet d’encre dans un laboratoire spécialisé pour la fabrication de panneaux de signalétique. Son grand format permettait de bien voir les rues serrées des arrondissements du centre de la capitale. Nous le marquions d’épingles et de post-it aux endroits où se situent les plaques. C’était un merveilleux outil de repérage.
Nous décrochions la carte quand nous avions besoin des murs libres pour y accrocher des esquisses d’autres projets. Elle disparaissait dans un tube en carton et nous l’affichions de nouveau dès que nous devions nous y référer. Le papier gardait la forme arrondie du rouleau. J’aimais revoir le plan de Paris fixé à côté de ma table de travail, et ses points évoluer à mesure que nous découvrions de nouvelles plaques.
Puis nous avons détaché la carte pour de bon. Maintenant, il n’y a plus de raison de la dérouler Elle sommeille, roulée parmi les affiches. Elle est si abîmée que j’ai pensé la jeter. Mais je n’ai pu m’y résoudre : je l’ai conservée dans la loge de la gardienne qui me sert d’espace d’archivage, pareille à une guenizah où les textes sacrés rédigés en hébreu, ne pouvant être détruits, attendent d’être enterrés ».
L’installation de septembre 2021
Voici la présentation qu’en fait Philippe Apeloig : « Sur les murs du Panthéon, durant trois nuits, les images des plaques apparaîtront dos à dos avec les peintures murales intérieures de Pierre Puvis de Chavanne, Léon Bonnat, Pierre Galland et Jules-Élie Delaunay, comme autant de veilleurs sur Paris à travers le temps. Nous lèverons les yeux vers elles en imitant, ne serait-ce qu’un instant, ces femmes et ces hommes qui ont relevé la tête pendant les moments les plus abjects de la collaboration. Elles apparaîtront et puis elles s’effaceront…
Les colonnes de la façade du Panthéon seront éclairées des couleurs nationales les 16 et 17 septembre ; elles le seront en bleu, la couleur de l’Union européenne, le samedi 18 mai, Journée européenne du patrimoine.
Les images défileront sans musique ni bruitage. Elles s’exprimeront par elles-mêmes en se mêlant aux bruits de la rue dont elles sont familières et au silence de la nuit propice à la lecture et au recueillement. Il ne s’agira pas d’un spectacle son et lumière, ni d’une cérémonie fastueuse de panthéonisation. Je ne voudrais rien d’ostentatoire, ni de spectaculaire ou d’exubérant. La présence démesurée des plaques, souvent inaperçues dans les rues de la ville, suffira, je l’espère, à provoquer l’émotion des spectateurs. En tant que graphiste passionné de typographie, j’imagine que leurs yeux se délecteront du travail appliqué des graveurs de pierre, des compositions typographiques pleines de charme, d’adresse et de liberté. Chaque plaque mérite d’être contemplée dans son environnement architectural, des immeubles haussmanniens en pierre de taille aux murs en ciment en passant par des façades en brique, recouvertes de céramique ou de plâtre. C’est un souci esthétique autant que pédagogique qui guide mon entreprise. […] Les spectateurs prendront conscience des innombrables signes de mémoire dispersés dans Paris comme autant de pages détachées d’un livre ».
« Lisez les plaques, voilà ce que j’aurais envie de dire aux gens qui prendront le temps de venir. Venez les regarder en grand format. Observez- les, admirez-les, imprégnez-vous de leur sobriété grave. Elles forment un réservoir de mémoire. Pendant cette période de l’Histoire, toutes les barbaries s’étaient données rendezvous : humiliations, discriminations, arrestations, tortures, fusillades, décapitations et déportations et Paris était un lieu de rafles. Se relier à un héritage politique et historique aussi riche que brûlant d’actualité, c’est ce qu’entreprend mon installation. Depuis la mort de Daniel Cordier le 20 novembre 2020 à l’âge de 100 ans, Hubert Germain, centenaire lui aussi, est le dernier Compagnon de la Libération. Si le bruit de bottes s’est éloigné depuis longtemps, son écho résonne encore. Devant ces inscriptions lapidaires, pas d’amnésie possible.
Puisse l’événement au Panthéon vous faire aimer ces images typographiques, ces morceaux de pierre, de métal poli, de verre, de bois ou de plexiglass. Elles apparaîtront comme imprimées en décalcomanie sur les murs de l’édifice. Ces traces fragiles dispersées dans Paris deviendront des images monumentales. […] Les noms inscrits sur les plaques parisiennes résonneront avec ceux des héros de la Seconde Guerre mondiale qui reposent pour l’éternité dans la crypte du Panthéon : Félix Éboué, René Cassin, Jean Moulin, André Malraux, Jean Zay, Pierre Brossolette, Geneviève de Gaulle-Antonioz, Germaine Tillon et Simone Veil ».
« Le mot héritage ne m’effraie pas. Je nous crois les héritiers, les descendants des parisiens ébranlés par l’Histoire. Les plaques commémoratives nous rappellent que la paix est précieuse et qu’il nous appartient d’en cultiver les fruits pour que demain soit libre et tolérant.
Ma démarche individuelle de les photographier s’est passée de spécialistes. J’ai voulu la vivre en tant qu’homme et artiste. Aussi ne me suis-je pas rapproché des historiens. […] Les plaques interrogent. C’est presque plus fort quand elles demeurent mystérieuses. L’empreinte de leurs questions appuie en nous, s’inscrit dans notre mémoire et nous accompagne longtemps. Elles rendent les murs singuliers. Derrière chacune des plaques se cache une immensité à découvrir. Elles sont comme des icebergs horizontaux. Il faudrait plonger dans l’épaisseur des murs pour en sonder les profondeurs. J’ai accepté la limite de mes connaissances pour faire place au sensible.
Je m’en suis donc tenu à mon regard. Réunir les plaques parisiennes dans un livre était ma façon de bâtir un monument de papier. En feuilletant les pages, à travers la succession des images, les textes inscrits sur la pierre forment un récit. Je voulais que le lecteur (et cela vaut maintenant pour les spectateurs), les parcoure librement, s’arrête où bon lui semble et rêve ces vies. Qu’est-ce que regarder ? Pour moi, ouvrir son regard c’est voir ce qui pourrait sembler invisible ou percevoir l’infime détail d’une griffe dans la pierre. La gloire des combattants pour la liberté n’est jamais révolue, elle renaît quand la plaque est vue, fleurie, photographiée ».
« Le temps fait son oeuvre. La patine rehausse la spécificité des plaques, participe de leur attrait, quand les intempéries et l’usure les altèrent. Les pierres se brisent aux angles, se fendent. Si un cabochon masquant les vis de fixation est perdu, il est rarement remplacé. Si le médaillon d’une photo tombe d’une plaque, l’empreinte d’un ovale auréolé d’une trace de poussière demeure sur une surface vide. Si personne ne se charge du rechampissage, les lettrages dorés perdent leur éclat et deviennent illisibles. Quand les bandes rainurées d’un ruban tricolore ou d’un drapeau peint sur la pierre s’estompent, on croit lire du braille. Les couleurs se décomposent. Agonie des matériaux et des tonalités. Des lettres s’effacent en partie, brûlées par la lumière, érodées par le vent, la pluie, la pollution et même par des dégradations volontaires : graffitis, égratignures, chewing-gums, autocollants.
Face à ces plaques, ce sont des lectures à voix basse que je cherche à provoquer. Moi-même, je murmure les noms, comme pendant le Yom HaShoah, la Journée du souvenir de la Shoah. J’égrène les prénoms et les noms, les dates et les âges. Toutes ces traces incrustées dans la pierre ne dessinent pas des visages, sauf en imagination, mais en gravent le verbe. Je l’ai tant regardé qu’il s’est imprimé en moi ».
« Que feront les générations suivantes de celles de ces plaques qui se dégradent ou disparaissent ? Si de nouvelles sont apposées, elles n’ont pas toujours la même force émotionnelle que les anciennes. On ne peut en fait que constater avec tristesse l’affaiblissement de la dimension esthétique des plaques fabriquées aujourd’hui par rapport à celles qui ont traversé les décennies. Qu’en sera-t-il demain de ces traces de mémoire qui fourmillent partout dans la ville ? Les plaques s’enfouiront-elles dans les strates des murs comme dans celles du temps ? Je les aimerais indélébiles dans nos mémoires ».
Ces murs qui nous font signe Une installation de Philippe Apeloig
Presse, Avril 2021