De la typographie à la création : Philippe Apeloig, chroniqueur de son temps
Comment vous est venue l’idée d’écrire ce livre ?
Pourquoi ce besoin ?
Quel sentiment cela vous a-t-il procuré de donner à lire du texte, vous qui vous attelez au quotidien à mettre en image du contenu ?
J’ai toujours écrit, des recueils de nouvelles ou des débuts de romans jamais achevés, j’ai tenu régulièrement un journal, j’ai eu des longues correspondances avec des amis et ma famille qui composent au final des centaines de pages de récits et de mémoires. Il y a fort longtemps, j’avais proposé mes nouvelles à deux éditeurs, qui les ont refusées. Depuis, ces textes dorment dans des boîtes d’archives. Je me suis relu récemment. Les éditeurs avaient eu raison. Le style demandait à être travaillé, mais pas seulement. Je n’étais pas prêt.
Lors de l’exposition « Typorama » au musée des Arts décoratifs à Paris (2013-2014), j’ai été approché par trois jeunes éditeurs de la revue Tind, qu’ils venaient de créer. J’ai réécrit l’interview qui a été publié dans le deuxième numéro. Nous avons parlé de littérature, du plaisir de lire et d’écrire. Ils m’ont mis au défi de publier des chroniques, et c’est ainsi que notre collaboration a commencé : trois d’entre elles sont parues dans la revue. Un préambule, avant que les éditeurs me sollicitent de nouveau : ils voulaient un livre. Encouragé par leur confiance, j’ai donc repris mon travail d’écriture, qui a abouti aux dix récits parus dans ce recueil de « chroniques graphiques ».
Je gardais le souvenir de mes débuts professionnels, mes études, certaines expériences qui m’ont marqué. Je voulais les raconter. Il y avait aussi des histoires à inventer, et par là même inviter les lecteurs à partager les coulisses du métier, les embarquer au cœur de mes hésitations, et des ambitions ou des craintes de personnages réels ou imaginaires. Ceux-ci sont exposés à leur devenir prometteurs, à des espoirs, forts de transformer leur routine, autant qu’à des douleurs, des souffrances de devoir payer cher la réussite, ou simplement le droit d’exister. J’avais besoin de reconstruire ce qui m’apparaissait délié, effiloché, en déplaçant une partie du réel et du vécu dans la fiction. Ce qui était silencieux, loin, très loin, prenait du sens, acquérait une force. Je marchais sur mes propres pas, j’emboitais le passé et le projetais dans le présent. Au travers de ces récits, on comprendrait comment la transmission d’un savoir se déroule au fil du temps.
Au fur et à mesure que je terminais d’écrire une chronique, je trouvais bouleversant d’être en adéquation avec mes personnages, de donner à connaître l’intime autant que de donner vie à des êtres qui sont hybrides, fabriqués.
Cette aventure m’apparaissait au début impossible, elle s’est rapprochée petit à petit du possible pour enfin exister. J’étais obsédé par cette envie d’écrire, de tenter l’aventure jusqu’au bout, sachant que je bénéficiais d’un soutien de la part des éditeurs. Je savais que ce travail aboutirait. Je le vivais comme une commande et mon inspiration était vive. J’ai écrit la dernière chronique d’un seul jet, tout en soignant le style, en coupant, réécrivant mais peut-être moins que les autres chroniques. Cette histoire clôturait le cycle, mettait un point final à la discipline que je m’étais appliquée, à savoir de travailler tous les jours, en reprenant souvent ce que j’avais déjà écrit pour tendre vers une narration fluide, de nourrir cette passion du texte.
Pensez-vous que les mutations du métier dont vous avez été le témoin ces dernières vingt années seront aussi importantes dans les vingt années à venir ?
Typographie institutionnelle, affiche, logos, édition, vous avez un champ de travail très vaste. Quel est votre domaine de prédilection aujourd’hui et pour quel type de client ?
Les mutations à venir seront probablement encore plus importantes, la technologie avance si vite. Les modifications qu’elle apporte sont énormes, à tous les niveaux : conception, impression, diffusion. Les méthodes, les techniques, les supports ont tellement évolué, et évolueront sans doute de manière au moins aussi importante. L’irruption et le développement de l’informatique, ces vingt dernières années, fait que nous vivons actuellement un moment charnière, assurément aussi clef que celui qu’a provoqué l’invention des caractères mobiles à l’époque de Gutenberg. À quoi ressembleront les ordinateurs dans vingt ans ? Que permettront-ils ? Je l’ignore. Et je préfère même ne pas le savoir.
Dans tous les cas, je constate que le graphisme vit une forme de diversification, notamment concernant les supports sur lesquels il s’exprime. Avec le numérique, l’imprimé se voit évidemment restreint. À l’agence, nous faisons par exemple de moins en moins d’affiches. Mais, à l’inverse, le graphisme se trouve de plus en plus convoqué sur de nouvelles formes : le numérique, bien sûr, et ses supports dématérialisés, statiques ou animés, passifs ou interactifs. Mais aussi sur des objets et des matériaux plus inattendus, nous faisant passer en trois dimensions : le textile, avec le carré Hermès réalisé à partir des Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes par exemple ; la porcelaine, avec les dessins appliqués sur le service Diane de la Manufacture de Sèvres ; ou bien encore l’habillage du parfum l’Eau d’Issey pour la marque Issey Miyake. Trois exemples issus de mon travail récent.
Il ne me semble pas pouvoir parler de domaine de prédilection, tant la diversification fait, à mon sens, partie des évolutions que l’on constate à propos du métier. J’ai par ailleurs un grand intérêt personnel à me lancer dans des projets venant d’un monde qui ne m’est initialement pas familier, comme c’est par exemple le cas du travail effectué avec les Ateliers Jean Nouvel, pour la signalétique du Louvre Abu Dhabi. Cette collaboration exceptionnelle m’a m’immergé dans le monde des architectes, avec qui j’ai eu la chance de dialoguer, d’imaginer et de construire ensemble un système d’orientation, faits de mots et de pictogrammes créés pour l’occasion, dans un bâtiment qui n’existait pas, et donc de devoir penser dans l’espace. Son contexte international m’a par ailleurs amené à travailler avec l’alphabet arabe, et donc de m’ouvrir à un champ typographique qui m’était jusqu’alors inconnu.
Il y a, de plus, à l’inverse du schéma habituel, des initiatives personnelles qui finissent d’elles-mêmes par trouver des applications : le projet concrétisé avec la Manufacture de Sèvres vient par exemple de dessins personnels, s’appuyant sur les grilles régulières de blocs-notes, qui furent exposés à la Galerie des Multiples en 2016.
Finalement, la question prophétique ne m’intéresse pas. Ce qui m’importe est de créer, de réinventer, aujourd’hui, selon les opportunités du présent.
Vous avez eu la chance de travailler dans plusieurs pays. Quelles sont les différentes sensibilités nationales à la typographie et à la signalétique et la place qui leur est accordée (dans l’enseignement, l’espace public, etc.) ?
Comment se positionne la France par rapport à ces pays ?
Cela fait maintenant un moment que je n’enseigne plus, et que je ne travaille quasiment plus qu’en France, avec toutefois des collaborations régulières à l’étranger (États-Unis, Maroc, Japon…). La France a assurément une culture du texte, de l’écrit, voire du narratif. La dimension graphique, celle du design, n’a ainsi sans doute pas eu, dans l’histoire française, la place qu’elle a eue dans celle des pays du nord, de l’Italie ou surtout de la Suisse.
Je pense que l’on peut deviner, à l’âge d’or de la peinture néerlandaise, une apparition avant le terme de design, de ce qu’il représentera. La peinture flamande est, à cet égard, emblématique : la maîtrise de la composition, de l’utilisation du vide, y sont remarquables. Ce n’est donc sans doute pas pour rien que l’on peut ainsi sentir qu’une place plus forte est accordée à la culture visuelle et graphique dans les pays nordiques, là où en France la culture textuelle durablement établie au fil des siècles marquerait encore par son importance.
Mais, ceci étant dit, il ne faut bien sûr pas négliger les circulations, de créateurs comme d’œuvres, particulièrement accrues par le développement des moyens techniques. Ces déplacements, ces échanges, rendent ces distinctions nationales moins pertinentes, puisque les soumettant bien plus au mélange. La France a tout de même ceci de particulier qu’elle a constamment exercé un magnétisme très fort, provoquant une immigration d’intellectuels, de créateurs et d’artistes venus d’aillleurs. Et la scène graphique française est aujourd’hui très vivante, très créative. Des livres sur le sujet, parfois très beaux, sont publiés régulièrement, de nombreuses conférences sont données, des expositions sont organisées, des articles de presse s’intéressent au sujet.
Quelles sont vos sources d’inspiration ?
Du côté du graphisme, je dois dire que la tradition suisse m’inspire énormément. Emil Ruder et Armin Hoffmann ont été des idoles pour moi, de même que Wolfgang Weingart, et j’ai suivi avec intérêt le parcours d’April Greiman, qui a étudié à Bâle. Le travail de Paul Rand, au rôle central dans l’histoire du graphisme américain, m’a également beaucoup touché. Enfin, il y a bien sûr l’école néerlandaise, qui tient une place essentielle dans ce que je suis devenu. À cet égard, je ne peux pas ne pas citer Wim Crouwel. Cofondateur de Total Design, avec qui j’ai eu la chance de travailler et de me former, son œuvre est visionnaire, expérimental. Il est le maître de l’épure, et sa place dans l’histoire du graphisme est, à mon sens, fondamentale.
Mais mon inspiration ne provient, en réalité, pas seulement du monde du graphisme : je m’alimente autant de lui que de la peinture, notamment abstraite (le mouvement De Stijl, Malevitch ou encore Miró, pour n’en citer que quelques uns), de la danse contemporaine américaine des années soixante et soixante-dix (Merce Cunningham, Alwin Nikolais, Martha Graham), de la sculpture (Brancusi) ou encore de l’architecture. Cet effet des différents arts étant peut-être même de plus en plus prégnant au fil du temps. De manière générale, il me semble que mon travail est, en ce sens, avant tout le produit d’un réseau d’influences variées et hétéroclites. Je m’efforce à cet égard de ne pas construire de barrières mentales.
De la typographie à la création : Philippe Apeloig, chroniqueur de son temps
Presse, 26.06.2017
http://www.francegraphique.com/article/decouvrez-le-numero-353-de-france-graphique,7275