Entretien avec le graphiste
et typographe sur son rapport
à l’univers de la mode
by Isabelle Moisy
Vous venez de publier Chroniques graphiques aux Éditions TIND.
Pourquoi ce livre ?
À l’occasion de l’exposition « Typorama » aux Arts Décoratifs (2013-14), j’ai rencontré trois jeunes éditeurs qui venaient de lancer la revue TIND consacrée au graphisme et à la littérature. Lors de cet entretien, ils m’ont proposé d’écrire des chroniques sur mon métier puis d’en faire un livre. Au fil du processus d’écriture, je me suis rendu compte qu’une histoire courte est le resserrement d’une idée comme le sont une affiche ou un logo. Dans ma pratique du graphisme, je joue avec les lettres. En écrivant ces chroniques j’ai ressenti l’envie jubilatoire de réveiller les mots, de transmettre des instants de ma vie professionnelle, mais aussi de mon enfance et de ma jeunesse. J’ai décrit des portraits d’hommes et de femmes que j’ai croisés, leurs ambitions, leurs engagements, leurs déceptions, leurs souffrances et leurs faiblesses aussi. Parfois j’ai amplifié certains traits de caractères car il y a un décalage entre la réalité et ce que j’ai écrit. Mais comme on dit toujours quelque chose de sa vie au moyen de la création, donc oui, il y a un aspect autobiographique dans ce livre. Ce sont les nappes du passé, la mémoire, peut-être l’indiscernable qui rejaillissent. À travers mon regard, ces chroniques permettent d’apprendre sur le graphisme, les écoles, l’évolution des techniques, les relations de maître à élève. Certaines histoires évoquent les coulisses des jurys et les arcanes administratives dont la futilité contraste avec la rigueur et la créativité qu’exige le métier de graphiste. Ces histoires se complètent, se superposent. Elles s’emboitent les unes après les autres. Elles sont jalonnées d’inquiétudes, d’instants heureux ou tristes, de questionnements. Au fond, c’est un tour de force que de parler de soi.
La collaboration sur le long terme est marquante chez vous. Je pense notamment à votre relation avec Yves Saint Laurent et Pierre Bergé.
Je n’ai jamais travaillé avec la maison de couture, mais avec la Fondation Pierre Bergé-Yves Saint Laurent qui n’a pas de graphiste attitré. J’ai eu la chance de collaborer ponctuellement avec eux. En 2010 j’ai répondu à une consultation organisée en partenariat avec Paris-Musées pour la rétrospective de Yves Saint Laurent au Petit Palais. Mon projet d’affiche, de mise en page du livre et de la signalétique a été retenu. L’année précédente, j’avais dessiné le catalogue de l’exposition Style. C’était alors la première fois que je découvrais l’œuvre de Saint Laurent. Sans jamais l’avoir rencontré, il m’a semblé le connaître. Par ailleurs, j’ai toujours été fasciné par le logotype YSL signé Cassandre. Son modernisme inoxydable teinté de classicisme me touche au point de le considérer tel le canon de l’élégance du graphisme français. Je me suis senti en osmose avec l’histoire de cette grande et magnifique maison de couture et j’aime l’incarnation de l’espérance que Yves Saint Laurent mettait dans l’art. Une autre consultation fut organisée récemment pour l’identité visuelle du musée Yves Saint Laurent à Marrakech. Là encore mon projet fut retenu.
Comment expliquer la création de cette identité visuelle?
Avant de commencer à dessiner le logo du musée, j’ai tenu à observer le contexte de ce projet. Je me suis inspiré des mosaïques traditionnelles au Maroc, les célèbres zelliges et leurs dessins géométriques qui s’agencent pour former de véritables tapis minéraux d’une grande harmonie de formes ou de couleurs. J’ai retrouvé ces échos abstraits dans l’œuvre de Mondrian qui fait partie des références de Yves Saint Laurent. La géométrisation, la décomposition de l’espace optique entre les lettres, participent de l’organisation de mon logotype. On retrouve ce souci du construit, de la grille, de l’ordonnancement. La sobriété de la solution trouvée est le reflet de tout ce qui a contribué à façonner l’imaginaire intellectuel et émotionnel de Yves Saint Laurent. Les initiales « YSL » sont emblématiques de sa signature. Il m’est apparu indispensable qu’elles figurent dans le logo du musée de Marrakech qui lui est consacré. J’ai utilisé également la répétition des initiales des deux autres mots « Musée » et « Marrakech ». Cette donnée du hasard permet d’assurer une hiérarchie de lecture et de structurer la composition. Les deux bas-de-casse encadrent les trois capitales « YSL ». Les formes arrondies des « m » rappellent le tracé des portes en arcade, typique de l’architecture mauresque. Le positionnement des lettres en colonne, superposées les unes sur les autres, charpente la structure du logotype. J’aime édifier une grille de construction qui soutient la composition typographique. De cette rigueur naissent des proportions harmonieuses qui font penser à l’exactitude du tracé des robes et des smokings dessinés par Yves Saint Laurent. La composition dans un carré orienté à 45° rappelle les œuvres de Mondrian et bien sûr les zelliges.
Quelle place occupe la mode ou le luxe dans votre travail ou dans vos intérêts plus personnels?
La mode ne m’a jamais beaucoup passionné, par conséquent, elle occupe une petite place dans mes préoccupations personnelles. Or, sur le plan professionnel j’ai été amené à travailler pour des grandes marques qui vendent des articles chers et des accessoires somptueux. L’industrie du luxe entretient des savoir-faire artisanaux. Elle offre aux designers, aux architectes, aux artistes un espace de création. J’aime m’aventurer sur des terrains nouveaux et disparates que j’accueille tels des défis. J’apprécie la confiance que ces marques me témoignent quand elles me commandent la création d’objets que je n’ai jamais faits auparavant. Elles me donnent vraiment envie de m’investir en m’accordant une totale liberté dans un cadre à la fois technique et ouvert. En l’occurrence, je pense au carré que la maison Hermès m’a demandé de concevoir à l’occasion du centième anniversaire de la naissance de Roland Barthes. À partir du livre Fragments d’un discours amoureux, j’ai pris en compte l’intégralité du livre dont les pages imprimées figurent sur le carré au rythme d’un « chemin de fer ». Le foulard prend les pages du livre pour motifs, le noir étant inversé en blanc. Chaque élément typographique : paragraphes, morceaux de texte, notes en bas de page ou dans la marge, folios, etc. sont retranscrits en blocs géométriques et apparaissent isolés. Ils forment une mosaïque au point d’être perçus comme un tableau, une architecture, voire une partition musicale. Le procédé a été identique quand j’ai été sollicité pour dessiner l’identité visuelle du parfum « l’Eau d’Issey » de Issey Miyake en 2017. J’ai observé attentivement la silhouette des flacons féminin et masculin, ce qui m’a guidé à imaginer un passage de la forme de l’objet au dessin de lettres. J’ai utilisé le profil des vaporisateurs et des capuchons que j’ai incurvé pour ceux du parfum féminin en assouplissant leurs formes. J’ai développé un système graphique plus rigide pour le parfum masculin en associant des masses carrées et rectangulaires avec des fines lignes. De ces recherches sont nés deux polices de caractères. Le résultat est un mélange de fantaisie, d’une lisibilité un peu déroutante qui identifie la marque dans son registre expérimental et novateur. Revenons à votre question, et à mes intérêts personnels vis-à-vis du luxe. Je ne possède rien de luxueux. Néanmoins la réponse varie en fonction de la définition donnée au luxe. Chacun fait parfois des dépenses folles, excessives même si elles s’avèrent banales et quelconque. Pour ma part, circuler en taxi est un plaisir que j’aime m’offrir. Je me sens libre de me déplacer vite, sans être au volant. Assis confortablement sur le siège arrière du véhicule, protégé, je me laisse transporter. J’observe l’agitation du trafic automobile, les passants, l’architecture et les lumières des villes que je traverse. Arrivé à destination, je ne me soucie pas du parking, je paye, je claque la porte du véhicule, et voilà. Le luxe c’est aussi vivre et travailler dans un cadre agréable, lumineux, spacieux, où on ne voit pas les heures passer tant on s’y sent bien. Mon atelier est un oasis. Là, je trouve l’inspiration […]
Je me souviens de la montre Slim d’Hermès et des animations pour l’exposition « Typo en mouvement » au Lieu du design à Paris…
La typographie des chiffres de la montre Slim d’Hermès correspond à la légèreté, à la finesse et à la coupe épurée de l’objet. Je suis parti de cette idée en cherchant le bon ajustement, qui insuffle une forte identité visuelle à la montre. Le tracé des chiffres est d’une épaisseur constante, sans pleins ni déliés. Il s’agit d’une ligne discontinue, comme en pointillée, que l’on pourrait plier, déplier, arrondir et modeler. Pour éviter d’alourdir le dessin des chiffres il n’y a aucun croisement de segment. Il m’a fallu trouver un juste milieu entre le confort de lecture, la délicatesse du tracé et la géométrisation des chiffres. Ce projet était une expérience nouvelle et j’ai souhaité exposer au Lieu du design le processus de mes recherches, de mon incertitude qui s’affine petit à petit jusqu’à l’accomplissement d’un équilibre harmonieux et bien proportionné. Donc, mes dessins préparatoires à la réalisation de la montre ont été présentés en même temps qu’une série d’animations de lettrages que je conçois sur commande ou lorsque j’ai l’occasion d’exposer mon travail. Avant de devenir graphiste, je me croyais plutôt une vocation du côté des arts du spectacle, et de la danse notamment. Les outils informatiques me sont apparus tel un formidable territoire où poursuivre autrement ma passion pour la chorégraphie et la mise en scène. Ce qui m’intéresse, c’est la mise en mouvement des éléments typographiques, leur répartition dans l’espace sur des musiques syncopées. Les lettres apparaissent, disparaissent, prolifèrent. Leurs déplacements s’accordent aux sonorités rythmiques des percussions. J’aime profondément explorer l’image furtive sur un écran autant que la chose imprimée.
Vous prêtez une grande attention au domaine du sensible qu’il s’agisse d’édition, d’art, de photographie ou de mode. Avec exigence, vous retranscrivez ces univers graphiquement pour nous transmettre le meilleur d’eux même. Qu’en pensez vous?
Ma réponse peut paraître allusive, mais je pense que, enfant, j’ai eu besoin de me réfugier dans l’art pour me protéger d’une adversité ambiante à l’école et de l’environnement où j’ai grandi qui pouvait être difficile sur plusieurs aspects. Je portais le sentiment de vulnérabilité d’être vivant, alors que mon histoire familiale est celle des rescapés de l’exil, de l’intégration en France et de la survivance des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Quand je repense à cet héritage, je perçois combien tout cela était profond, compliqué et craintif. La découverte de la peinture à travers les livres puis dans les musées m’a ébranlé. Il en a été pareillement avec le cinéma, le théâtre et la danse qui ont éveillé en moi une curiosité insatiable. Des films, des spectacles, des tableaux produisent des chocs émotionnels qui s’inscrivent en nous et nous façonnent à notre insu. Doucement la fragilité d’exister peut se transformer en force, tant l’admiration suscitée par les artistes cultive des volontés de résistance et de défense d’une puissance inimaginable, et provoque le désir d’inventer soi-même son propre imaginaire. On se laisse alors traverser de sensible, submerger de beauté, de sensualité et de jouissance qui attisent l’urgence d’une expression artistique. Ainsi je décrypte ma façon de transcrire graphiquement ma part de rêve ou mon attrait envers ce qui m’apparait comme hypersensible. Je créée des outils de communication visuelle : affiches, logotypes, typographies, livres, animations, etc. sans pour autant insuffler du politique, ou prétexter à une quelconque revendication de ce genre dans mon travail. J’œuvre en tant que graphiste, mais cela aurait pu être autrement. Le hasard de la vie, mes études, m’ont amené dans cette activité artistique. Toujours, j’éprouve le besoin de développer des idées, comme dans un laboratoire des émotions, d’être un touche-à-tout et de me frotter régulièrement au dessin et à l’écriture.
Sur quoi travaillez vous en ce moment?
Je viens de dessiner l’identité visuelle du Dîner de la mode du Sidaction de l’année 2017. Ce sont des lettres étirées, droites et arquées qui semblent nées d’un ruban de gymnastique rythmique déployé dans l’espace. Il se fait l’écho du port haut, gracieux et triomphant des mannequins qui défilent. Les amples mouvements de cette ligne rouge occupent toute la surface des cartons d’invitation, des autres documents imprimés et de l’animation qui a été conçue à l’occasion. Il rappelle bien entendu le petit ruban rouge emblème de la lutte contre le Sida.
Entretien avec le graphiste
et typographe sur son rapport
à l’univers de la mode
Presse, 24.03.2017