Comment êtes-vous devenu graphiste ?
Philippe Apeloig Je suis devenu graphiste par hasard. Quand j’étais plus jeune, je m’intéressais au dessin, à la danse contemporaine et au théâtre. J’ai suivi des cours durant de longues années. Je m’imaginais devenir chorégraphe, metteur en scène ou décorateur. Trop timide, j’ai abandonné cette voie, continuant, tout de même, à voir de nombreux spectacles. Je regardais avec envie ce monde du théâtre qui implique un rapport spécial à autrui, une émotion à transmettre, un message à communiquer. La peinture et l’écriture ont succédé à mes premières passions. J’aime manipuler des images et des mots, développer des idées, lire et écrire. Je me sens à l’aise au milieu des livres.
Mes études d’art m’ont mené vers le graphisme. À l’École des arts appliqués, j’ai suivi une section joliment intitulée : « expression visuelle » sans en comprendre vraiment le sens. Je l’avais choisie procédant par élimination des autres sections proposées : architecture d’intérieur, textile ou stylisme. Dès la première année, outre les cours de dessin, nous apprenions la calligraphie et le dessin de lettre. Mon souci de la perfection du tracé et de la composition attira l’attention de Roger Druet, notre professeur. À la fin la seconde année du cursus, il me conseilla de contacter l’agence Total Design à Amsterdam pour y effectuer un stage de formation professionnelle. Ainsi, durant les trois mois d’été de l’année 1983, je fus accueilli chez Total Design, sur les bords du Herengracht, au sein de l’équipe de Daphné Duivelshoff-von Peski.
Le graphisme réunit ces trois sujets : communication, image et concept. En même temps, mon intérêt de la chose imprimée a glissé du contenu vers la forme. J’ai commencé à être sensible aux lettres non plus seulement comme véhicule de la pensée, mais aussi comme matière à création.
À l’époque, rares étaient les français qui s’aventuraient à intégrer l’équipe hollandaise, prestigieuse institution dans le contexte culturel du pays. Autour de moi il y avait d’autres stagiaires : anglais, suisses, allemands, américains. C’était une découverte. Nous nous observions mutuellement, nous comparions nos capacités. Que de lacunes ! J’avais tant à apprendre du design graphique. À l’évidence, mes camarades étaient mieux formés à l’étranger. Je me rassurais par ma volonté farouche d’acquérir rapidement la discipline rigoureuse et les méthodes de travail de Total Design. Je me rendais utile auprès des designers, participant à plusieurs projets d’affiches et de catalogues pour le musée Boymans-van Beuningen de Rotterdam, et au rapport annuel de la société Heineken. J’apprenais la riche histoire du graphisme hollandais : savante combinaison de tradition et de modernité. J’avais le sentiment d’être à la bonne place, au bon moment. J’aimais la qualité de la typographie bien agencée et minutieusement pensée, le fonctionnalisme pur, informatif, qui est l’antithèse du décoratif et de l’anecdotique. La valeur de ce graphisme, hautement sophistiqué, m’apparaissait comme une avant-garde, et ne pouvait, selon moi, que contribuer à améliorer le paysage urbain. Je devins inconditionnel de la Hollande et de sa culture graphique.
Deux ans plus tard, un peu plus aguerri, je retournais chez Total Design pour un second stage. Je voulais compléter ma formation. J’envisageais sérieusement mon avenir professionnel ; le graphisme serait mon monde. Revenu à Paris, je prolongeais mes études à l’École des arts décoratifs. Encore étudiant, je posais ma candidature au Musée d’Orsay, alors en construction, et qui recrutait, sur concours. C’était en 1985 ; un jury me sélectionna. J’entrais dans la vie active.
Qu’elles sont vos influences et vos sources d’inspiration ?
PA J’ai beaucoup regardé les constructivistes russes : El-Lissitsky et Malevitch. J’ai aussi découvert le mouvement De Stijl durant mes deux séjours à Amsterdam. J’ai été très marqué par la peinture de Mondrian, son cheminement vers l’abstraction, et par les implications de son œuvre dans le design hollandais. Les travaux de Rietveld, Van Doesburg, et Piet Zwart ont été pour moi de véritables révélations. De là est né mon intérêt pour la typographie moderne et expressive. Plus tard, j’ai vu dans des livres et des magazines des affiches suisses, dont j’ai apprécié tant la rigueur que la diversité. En France, l’œuvre de Cassandre reste l’une de mes référence. Il représente l’exemple le plus complet du graphiste : affichiste, typographe, créateur de logotypes (le logo de Yves-Saint-Laurent est un classique) ; et même décorateur de théâtre ! Enfin, aux États-Unis, j’ai été impressionné par le pouvoir d’invention et la précision de Paul Rand. Mes influences viennent aussi d’autres secteurs artistiques. Outre le design et la peinture, j’admire la sculpture abstraite (je pense à Brancusi et à Henry Moore) et l’architecture, qui motive la plupart de mes voyages.
Comment le design s’insère-t-il dans votre univers artistique ?
PA Le graphisme est une forme d’art. Mais l’objectif fondamental du graphiste, c’est la communication. L’artiste, qu’il soit peintre ou sculpteur, n’a pas à s’en soucier s’il n’a pas de message explicite à faire passer. Le graphiste exerce son talent au service d’un message ou d’une information qu’un client lui demande de transmettre. La vocation du graphiste s’apparente à celle d’un acteur qui a pour mission de créer un personnage et de déclamer le texte d’un auteur de la façon la plus claire et la plus personnelle qui soit. Son interprétation révèle son génie. Si le texte est incompréhensible et le rôle peu crédible, on peut alors juger de son mauvais jeu : l’ouvrage a échoué. De même le graphiste doit respecter les besoins de son client. Il a pour tâche de les interpréter visuellement. S’il en change la direction ou s’accapare le propos en le rendant indéchiffrable, il manque à sa mission. Il doit également tenir compte de la réception de ses images par le public. La virtuosité d’un graphiste consiste à trouver un concept visuel qui s’impose par son évidence, son originalité et sa facilité de mémorisation.
Très tôt, vous avez travaillé pour les musées. Pourquoi avez-vous choisi la communication culturelle ?
PA Elle s’est imposée à moi. À peine mes études terminées, j’ai été engagé dans l’équipe du Musée d’Orsay comme graphiste. (Le musée n’était pas encore ouvert au public). Avant même l’ouverture, l’identité visuelle avait fait l’objet d’un concours remporté par Bruno Monguzzi et Jean Widmer. J’ai hérité d’un logotype, et d’une charte graphique formidablement bien conçus, ce qui m’a permis de m’exprimer librement. La principale contrainte était d’utiliser le caractère typographique retenu pour le Musée d’Orsay : le Walbaum. J’ai essayé de créer des images sans pour autant compromettre l’esprit graphique initial. Par ailleurs, j’ai toujours fréquenté assidûment les musées et les expositions. En cela, je suis un parfait citadin. Je communique ce que je connais le mieux. Les musées, les maisons d’édition, les festivals sont les organismes pour lesquels je travaille le plus souvent.
Si la communication culturelle ne bénéficie pas de budgets importants, je trouve stimulant de participer à des projets culturels, qui ont une résonance sur mes centres d’intérêt. C’est une chance d’enrichir l’étendue de son savoir dans le travail, de suivre le cheminement intellectuel des scientifiques, des artistes ou des éditeurs. Je suis moins à l’aise dès qu’il s’agit de résoudre des problèmes purement techniques, comme la réalisation d’une signalétique. Je n’aime pas non plus les grands projets qui nécessitent de longues heures de réunions et un suivi administratif fastidieux. Et la publicité ?
Les graphistes français sont rarement sollicités par les agences de publicité qui pensent détenir le monopole de la créativité « grand public ». Les publicitaires jugent élitistes les compétences des graphistes qu’ils ont tendance à mépriser. Ils croient être capables d’inventer, mais, la pauvreté graphique de leurs productions n’est hélas plus à démontrer.
Comment naissent vos idées ?
PA J’observe, j’enregistre ce que je vois chaque jour dans la rue, dans les musées et dans les livres. Les idées rejaillissent ensuite sur le papier en fonction du sujet que je dois traiter, de la question qui m’est posée et de la rapidité avec laquelle je dois y répondre. Parfois les idées me prennent à revers. J’imaginais telle composition, et, au fur et à mesure de mes dessins, c’est une autre qui s’impose. Pour rendre une idée communicative, précise et concise, il faut réduire et abandonner ce qui parait, dans un premier temps, indispensable. J’oscille entre sobriété, simplicité et complexité. Je me reproche de ne pas être assez minimal dans mes compositions, d’en mettre encore trop. Quand je commence une affiche, je trace des lignes de construction qui me servent de support pour le texte. Outre la pertinence du concept, je tiens compte de la structure de la page. Dans un second temps, je transgresse la rigidité de ma composition. J’aime qu’une affiche donne l’illusion d’un mouvement. Une impression de spontanéité doit demeurer, même si le résultat est l’aboutissement d’un contrôle minutieux de chaque détail. Par ailleurs, je maudis les idées connues, celles qui sont déjà des formes sclérosées. D’où mon hésitation constante, et ma tentation de faire et refaire. La plupart du temps, je pars du texte, de la typographie, et j’enchaîne avec les images. J’utilise des techniques de montage au cinéma. Je « découpe » mes idées en morceaux, je les rassemble dans un ordre différent. Je les manipule, jusqu’à ce que la composition se fige et qu’elle m’apparaisse suffisamment forte pour s’inscrire dans la mémoire visuelle du public. Le cheminement des idées est un labyrinthe très complexe.
Comment vivez-vous le travail de commande ?
PA Je ne l’aime pas, mais peux difficilement m’en passer. Présenter mon travail est une épreuve. En même temps, je me sens stimulé d’être confronté à l’opinion d’autrui. J’ai besoin de travailler sur commande pour créer. Il me faut un interlocuteur à qui je dois présenter mon travail et le défendre. J’aime convaincre, mais j’hésite énormément avant de montrer un projet. Il y a un temps d’autocensure, jusqu’au moment où surgit une solution dont je suis convaincu. Il m’arrive aussi de dévoiler à mes clients le cheminement de mes pensées, étape par étape, et d’expliquer méthodiquement comment je travaille. Bien sûr, certaines de mes recherches ne méritent pas d’être vues. Je les garde dans mon atelier. Quelquefois, elles ressurgissent plus tard. Je prends alors la peine de les développer et j’élimine successivement les esquisses et ébauches inutiles. Lorsque je sens que je ne peux pas aller plus loin, le projet est fini.
J’accepte volontiers la critique constructive de la part de mes commanditaires, mais pas celle qui tend à me dicter ce que je dois faire. J’entretiens de très bons contacts avec ceux qui s’intéressent à ma démarche, et ne font pas obstacle à mes idées, mais au contraire les stimulent. C’est malheureusement trop rare. Quand un client n’ose pas prendre de risques, et qu’il demande l’avis de tout un chacun, il ne rassure que lui même, et encore ! À essayer de satisfaire tout le monde, il ne contente finalement jamais personne. Le résultat est trop souvent très éloigné du projet initial et engendre amertume, déception et frustration. Le rapport graphiste / client est un rapport délicat qui se construit sur la compréhension mutuelle et le respect des compétences. Le client s’associe au geste créateur, par la clarté avec laquelle il propose sa commande, et par la confiance qu’il accorde au graphiste. S’il intervient, sans cesse, il freine le processus de création. Trop de contraintes tuent l’imagination.
Que pensez-vous de la commande publique ?
PA C’est un excellent champ d’action. On ne peut que s’en satisfaire. La chance m’a été offerte de commencer à travailler dans un des plus beaux musées de Paris. Je pense à l’équipe de l’établissement public du Musée d’Orsay qui avait la tâche de créer le musée. Ils m’ont accordé leur confiance et m’ont fait partager leur enthousiasme. J’avais à peine 23 ans. Avec eux, j’ai travaillé librement. Je me rends compte, aujourd’hui, que c’était bel et bien une chance. Elle s’est renouvelée quelquefois. Par exemple, lorsque Pierre Rosenberg, directeur du Musée du Louvre, m’a demandé de concevoir les publications du musée à partir de 1996. Il avait vu mon travail quand j’ai posé ma candidature, au Ministère de la culture, pour séjourner à la Villa Médicis. Il était alors président du jury. Nous nous sommes revus à Rome. Il m’a mis au défi de réfléchir à la conception graphique des documents du Louvre, qui nécessitaient un nouveau souffle depuis le concours de l’image de marque en 1989. Dans un autre domaine, qui n’est pas du ressort de la commande publique, je n’oublie pas la confiance d’Alice Morgaine, rédactrice en chef du Jardin des Modes, lorsqu’elle m’a proposé de devenir directeur artistique du magazine, à l’issue d’une interview de plus de deux heures.
Mais, généralement, en France, les commanditaires (en majeure partie des institutions culturelles subventionnées par l’État ou les collectivités territoriales) considèrent, trop souvent, les graphistes comme des prestataires de service, dont la mission n’est pas de créer, mais d’exécuter. Ils n’ont pas vraiment conscience que les graphistes sont avant tout des créateurs, ce qui implique qu’ils ont des compétences artistiques. Ils ont tendance à le négliger ou à l’oublier. Ne pas admettre que le graphisme est un art à part entière a pour conséquence la non reconnaissance des œuvres, et un oubli élémentaire du respect du travail.
Les responsables de communication des entreprises ou des institutions d’état souffrent d’une méconnaissance de la culture de l’image et de la typographie. Leur conception des plans de communication se limite à gérer la position de leur logotype, éventuellement de ceux de leurs partenaires, et de leur tutelle, et à les imposer aux graphistes. Il passent trop de temps à organiser des concours, des dossiers de consultation, et des contrats à nombreux articles, quelque soit le travail à réaliser, et si petite soit sa diffusion (de la carte de vœux, à la création globale d’une image de marque). Les contraintes administratives et juridiques l’emportent trop souvent sur les considérations artistiques.
Les graphistes sont constamment obligés de travailler dans des conditions financières et organisationnelles médiocres. Passer un temps infini en corrections de texte, essayer de rattraper les retards des rédacteurs est, trop souvent, leur quotidien. Il est rarement conseillé de mettre en avant son imagination, le dépassement de soi-même est peu encouragé. Les graphistes sont ainsi invités à se répéter de façon quasi mécanique, ce qui tue, petit à petit, leur sens créatif et leur énergie à créer. Croire que les productions graphiques qui résultent de telles situations sont à la mesure de ce que les graphistes ambitionnent est un leurre. L’archaïsme du système de commande et sa boulimie administrative, prime sur le souci de qualité artistique. Force est de constater que de belles créations graphiques émergent quelquefois. Mais elles ne relèvent, ni du hasard, ni vraiment de la volonté des commanditaires. Elles jaillissent après un long échange entre les clients et les graphistes qui doivent prouver à chaque instant leur adresse à échapper aux obstacles.
Vous dressez un bilan plutôt sombre ! Qu’en est-il de l’avenir ?
PA De fait, les graphistes n’ont pas beaucoup d’autres terrains pour exister que la communication des collectivités nationales ou locales. La profession a besoin d’être valorisée. Derrière ce triste constat, il existe quelques motifs d’optimisme, en ce début d’une nouvelle ère, où l’imagination est supposée prendre le pouvoir ! Les quelques initiatives personnelles méritent d’être défendues. Pour ma part, j’entretiens d’excellentes relations avec les clients qui m’offrent la possibilité de créer librement, et qui suivent mon travail avec respect. Je pense à la Fête du livre d’Aix-en-Provence, et autrefois au festival Octobre en Normandie. Leur soutien est important. Par ailleurs, je me sens concerné et pleinement solidaire des galeries qui ouvrent leurs portes aux graphistes, de la presse qui s’intéresse au sujet, et aussi des graphistes qui s’organisent pour être reconnus.
Comment jugez-vous l’apport des nouvelles technologies dans la profession ?
PA Toutes m’intéressent et me concernent. L’affiche « Chicago, naissance d’une métropole » du Musée d’Orsay est le premier travail que j’ai réalisé à l’aide d’un ordinateur. Le mot Chicago apparaît en perspective, comme un coup de vent au centre d’une rue. Il épouse le virage d’un croisement de routes. La syllabe « go » est volontairement provocante. L’oblique de la photographie accentue l’impression de vertige et donne toute sa dimension aux premiers gratte-ciel de l’histoire de l’architecture. À partir de cette affiche, je me suis intéressé de plus en plus à donner l’illusion de la troisième dimension dans un support en deux dimensions. L’idée de profondeur et d’espace, me passionne mais aussi celle d’un mouvement immobilisé. L’informatique permet d’apporter une dimension architecturale au texte. Évidemment, les nouvelles technologies ont considérablement bouleversé notre manière de travailler. Les logiciels de mise en page, de dessin ou de traitement d’images, la rapidité et la souplesse des ordinateurs, ont contribué à l’instauration de nouvelles méthodes de travail. La création se développe différemment, sur des supports audiovisuels par exemple. La puissance de l’informatique rend aussi possible des innovations audacieuses et complexes dans les techniques d’impression (comme on peut le voir également dans le domaine de l’architecture). L’informatique ouvre de nouveaux horizons : animation et interactivité. Peut-être, est-ce la mort annoncée de l’affiche imprimée ? Les écrans géants remplaceront nos panneaux d’affichage. Ils ont déjà commencé à modifier le paysage urbain de certaines villes. Je pense à Times Square à New York où la publicité est un spectacle féerique dont on admire l’aspect futuriste. Enfin, la communication par Internet apporte un changement brutal dans notre mode de vie, en tant que consommateur d’images, et offre, en plus, une source intarissable d’informations. La plupart des sites diffusés ne méritent pourtant pas que l’on s’y attarde : ils sont une pollution visuelle. Or l’existence de chefs-d’œuvre interactifs laisse imaginer qu’une nouvelle avant-garde émergera de l’usage unique de l’informatique.
En bref, l’utilisation des nouvelles technologies ne modifie pas le processus de création, qui dépend entièrement de l’imagination du designer. Je ne me cramponne pas à mon ordinateur, bien au contraire, je l’abandonne souvent pour le crayon et la feuille de papier blanche sur laquelle émergent les zigzag de ma pensée.
Au regard de votre travail, on s’aperçoit que la typographie tient une place prépondérante. Pourquoi ?
PA J’accorde plus d’intérêt au texte qu’à l’image. Je n’aime ni le bavardage, ni la décoration. Dans mes affiches, je cherche à obtenir le maximum d’effets avec un minimum de moyens afin d’assurer leur succès en matière de communication. L’illustration m’apparaît secondaire. Elle atteint rarement le niveau de conceptualisation qu’offre la composition typographique.
La typographie est l’essence même du dessin : l’équilibre entre plein et vide, lumière et ombre. La typographie est une discipline à mi-chemin entre science et art. Elle est une matière exacte et arbitraire. Elle est fonctionnelle et poétique. J’aime la typographie moderne, expérimentale, voire maladroite. La typographie est vivante quand elle est un peu gauche, et fragile. Dans ce cas, la sensibilité de l’artiste s’épanouit et déborde d’une façon originale ou radicale. Le graphiste qui s’empare de la typographie comme moyen d’expression répond pleinement à définir le design : une fusion entre forme et concept. Je laisse la rigueur sèche et ennuyeuse aux techniciens.
Il est vrai que l’activité des dessinateurs de lettres est obscure aux yeux du grand public. La plupart des lecteurs lisent sans se soucier du type de caractère qu’ils sont en train de déchiffrer. La typographie appartient au monde du non remarquable. Derrière elle se cache une masse de travail insoupçonnable pour le lecteur. Elle accompagne le quotidien avec neutralité, modestie et noblesse, elle est la matière première de la communication, et se place au service des hommes et de leurs échanges. Bousculer l’impartialité du lecteur sur le texte c’est transformer sa lecture et le contraindre à constater la présence des lettres et des signes en tant que forme. En ce sens, la typographie n’est pas seulement un mécanisme : le designer doit s’efforcer, bien sûr, de la rendre claire, et pourquoi pas spectaculaire.
Créer un caractère c’est avant tout se poser la question de son aspect fonctionnel. A quoi va-t-il servir ? Comment va-t-il être reproduit ? Je crois que la typographie peut aussi s’éloigner de ses contraintes utilitaires. Quand je dessine des caractères, je me détourne de l’aspect purement fonctionnel pour faire de la typographie un élément graphique abstrait. J’utilise des rythmes avec une précision quasi mathématique. Leur silhouette massive les rend lisibles surtout de loin, ce qui est idéal pour la conception de mes affiches.
Quel rôle social pour les graphistes ? Comment envisagez-vous la communication visuelle engagée ?
PA La question revient souvent dès que le graphisme est sujet à débat, dès que l’on tente de définir la profession. L’engagement social serait-il inhérent à la bonne qualité de la création graphique ? Les graphistes sont-ils investis d’un militantisme humanitaire ou politique ? Il est vrai, la communication visuelle implique de savoir pour qui et dans quelle intention on fabrique des images. Un graphiste, comme tout autre créateur (ni plus ni moins) est libre de juger de sa responsabilité sociale, et de la nécessité d’user son talent pour défendre ses idéaux politiques. Est-ce pour autant son devoir ? Il s’agit plutôt d’un choix personnel qui ne peut s’accompagner que d’une motivation loyale. Pas question de se bercer d’illusions, ni d’avoir la prétention de détenir le monopole de la vérité, encore moins d’ajouter la bonne conscience morale. Il existe actuellement une surenchère générale, dans le milieu des graphistes, envers ceux qui font prioritairement des affiches dites socialement engagées, ou moralistes. Les honneurs pleuvent sur ces démarches qui auraient le mérite d’être produites gracieusement le plus souvent, et qui font consensus. Personnellement je m’en suis toujours méfié. La plupart de ces images n’ont pas plus d’influence sur le social, et ne valent pas mieux que d’autres démarches qui n’ont pas directement la même ambition. On peut vouer sa carrière à combattre des causes nobles et justes, à sensibiliser l’opinion publique, à se rendre « utile » dans la société en créant des images. On peut aussi opter pour d’autres engagements, moins médiatiques. Par exemple : exiger la fonction pratique du design qui peut servir à améliorer la lecture de certains documents. Perfectionner les technologies qui permettent une communication plus rapide entre les personnes. Faire en sorte que la transmission du savoir soit offerte au plus grand nombre sans sélection par l’argent. Mon travail n’est pas un commentaire critique de notre société. Il s’inscrit dans le champ culturel. À plusieurs reprises, j’ai imaginé faire des affiches politiques. Cela dit, personne ne m’a encore sollicité dans ce domaine, et je n’ai pas entrepris de démarche personnelle pour produire des affiches à compte d’auteur. Je ne cherche pas non plus de récompense pour mes sentiments ou mes réflexions.
Je connais la tradition de l’affiche engagée, surtout en France. J’admire ceux qui ont consciemment réussi à marquer leur époque avec des images. Je pense particulièrement à l’affiche de Tomi Ungerer : « White power / Black power » qui a été créée aux États-Unis dans les années 60. Cette image montre de façon incisive deux corps d’homme (un noir et un blanc) tête-bêche se dévorant par les pieds. Le dessin est volontairement rudimentaire, ce qui accentue l’aspect agressif du conflit qui existe entre les communautés noire et blanche dans la société américaine. J’ai découvert cette affiche au moment de mes études. Elle m’apparaît encore aujourd’hui très actuelle.
Je considère la question de l’engagement politique et social dans mon travail comme une exigence quotidienne, même si elle est souvent imperceptible. Il m’apparaît en effet impossible de faire abstraction de mon expérience personnelle, tant elle conditionne mes actes et ma façon de réagir. Que de situations, issues de mes origines ou de mes orientations politiques, et d’événements, suscitent ma révolte ! Pour autant, je ne suis pas un intellectuel qui se donnerait la mission d’intervenir dans le débat politique, ni pour prendre position publiquement sur les grands problèmes de notre époque. Je ne tiens pas à donner des leçons, à m’exprimer en porte-parole d’une cause, à m’ériger en juge. Je ne souhaite pas non plus transformer mes indignations personnelles en dénonciations. Simplement, mes convictions rejaillissent tout naturellement dans mon travail. Par exemple dans mon projet de logotype pour le Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, je me suis inspiré du symbolisme de la main à sept doigts peinte par Chagall comme une image culturelle et artistique. Si je dessine des affiches et que je m’intéresse à la typographie comme moyen d’expression, c’est, avant tout, pour que l’œuvre des graphistes réussisse à s’inscrire dans le monde de l’art. Cette œuvre imprimée, par essence éphémère, mérite d’être reconnue et de traverser l’épreuve du temps. Malgré sa fragilité, elle vaut d’appartenir à la mémoire collective, loin du vacarme médiatique et de l’ego exacerbé de certains artistes. Voilà pourquoi, restant fidèle à mes idéaux d’indépendance, je ne veux, en aucun cas abandonner ma liberté de création, et œuvrer pour un parti ou des organisations « politiquement correctes ».
Comment le goût de l’enseignement vous est-il venu, et quelle est votre démarche pédagogique ?
PA Élève, je respectais et j’admirais certains de mes professeurs. Deux d’entre eux comptent, aujourd’hui, parmi mes amis les plus proches. Après le baccalauréat, je n’envisageais pas l’avenir sans la poursuite de l’apprentissage de la pensée philosophique, ni sans le dialogue entamé, pendant les cours, avec notre professeur. Il ne s’agissait pas de philosophie abstraite et bavarde, ni d’un divertissement intellectuel, mais d’une attitude à essayer de comprendre le monde, et les hommes. C’était la discipline par excellence qui allait me permettre de dépister les doctrines, la pesanteur des idéologies dominantes, et les idées toutes faites. L’étude de la philosophie m’a aidé à m’interroger sur ma propre existence, et mon devenir : être pleinement responsable et libre de mes pensées. La philosophie était aussi la prise de conscience de la primauté du culturel sur le naturel, ou plus exactement une introduction à l’indépendance et une immersion à la vie active. Il en fut de même à l’École des Arts Appliqués avec mon premier professeur de dessin. De là est né mon goût pour l’enseignement. Je reconnais que telle n’est pas ma vocation première, mais il m’apparaît essentiel de transmettre mes connaissances et mon expérience professionnelle.
J’ai commencé à enseigner la typographie à l’École nationale supérieure des arts décoratifs à Paris en 1991. Je complétais l’équipe composée essentiellement par Rudy Meyer et Peter Keller qui avaient été autrefois mes professeurs. Mon souhait était de proposer aux élèves une découverte progressive de la typographie à partir de la pratique du dessin : compositions libres faites de lignes, surfaces puis lettres, études des formes et des contre formes. Les dernières années où j’ai enseigné à Paris, Rudy Meyer et moi même, avons conjugué nos efforts pour que l’enseignement de la typographie prenne une importance fondamentale dans le cursus des études à l’École des arts décoratifs, de la première à la quatrième année. Nous ne voulions pas nous limiter à l’aspect technique, parce que la typographie est aussi un moyen d’expression artistique. Sans négliger la rigueur, et le soin qu’impose cette discipline, nous avons mis au point une suite méthodique d’exercices élémentaires et basiques, en insistant sur l’acquisition des connaissances historiques, techniques et créatives de la typographie. Notre pédagogie avait pour objectif l’acquisition de la structure de l’espace, la hiérarchie des éléments visuels, l’expérimentation, la découverte progressive de tous les paramètres de la typographie. Nos élèves devaient d’abord être techniquement solides pour manipuler librement la typographie : partir de la connaissance pour expliquer les choix artistiques. Nous complétions nos cours par l’apprentissage des logiciels informatiques, afin que nos élèves acquièrent, en plus de la dimension artistique, aisance et précision avec leurs machines. Nous avions remarqué d’importantes lacunes dans ce domaine : les élèves improvisaient des compositions nées du hasard, et de leur maladresse à utiliser l’ordinateur. Parfois le résultat était réussi, mais la plupart du temps, cela donnait naissance à des horreurs dépourvues de sens : déformation des lettres, choix arbitraire du caractère typographique, de sa taille ou de sa couleur, mélanges anarchiques, compositions décoratives impossible à lire. L’ordinateur dominait les élèves plus qu’ils ne le maîtrisaient. Or il était de notre devoir de rendre clair l’usage de l’informatique, sans tomber dans des effets de mode, qui n’ont pas beaucoup d’avenir. La mode privilégie ce qui est « nouveau » en fonction du marché et de ces tendances. Notre jugement de valeur se situait au delà de ces considérations. La sophistication des logiciels faisait que cette formation technique empiétait sur le temps que nous aimions consacrer à la découverte de la typographie comme moyen d’expression artistique. Les élèves étaient curieux et avides : notre échange était d’une extrême richesse, mais nous manquions de temps pour approfondir les concepts et les idées qu’ils proposaient. Dommage, car la culture typographique est immense, et trop méconnue en France, d’où la nécessité de renforcer son enseignement.
Aux États-Unis, je me rends compte que je ne peux pas enseigner de la même façon. Je m’aperçois combien il est délicat et précieux de communiquer un savoir, de former un esprit. J’adapte mon programme pédagogique. Les élèves américains sont totalement disponibles à la découverte. Ils prennent leurs études très au sérieux et donnent aux écoles d’art une impression de fraîcheur et de vitalité. En effet, ils n’ont pas la chance de vivre dans le même contexte culturel et intellectuel que les jeunes européens, c’est pourquoi le milieu universitaire est si important pour eux : il offre une approche intellectuelle de la vie. Les élèves trouvent leur inspiration principalement dans la société de consommation, et à travers les nouvelles technologies qu’ils manipulent avec une formidable aisance. L’engouement pour ces nouvelles technologies aux États-Unis, n’encourage pas suffisamment le développement des idées, bien que l’approche conceptuelle du design l’emporte sur l’aspect formel. Nouvelle économie aidant, les élèves savent qu’ils trouveront un emploi bien rémunéré dans le multimédia. De fait, c’est trop souvent leur principal objectif. Ils investissent, avec optimisme et beaucoup d’efforts, la plupart de leur temps à atteindre le sommet dans la performance technologique, et leurs résultats sont spectaculaires. Au vrai, la concurrence pour la création graphique de sites Internet est dure et elle s’amplifie de jour en jour, au pays du star système. Entre les soucis de carrière et le désir de notoriété, je pense qu’il y a une place à redécouvrir pour la critique et les vertus de la réflexion intellectuelle.
Mon rôle d’enseignant aux États-Unis est de compléter l’acquisition des connaissances technologiques, avec celles d’ordre culturelles, artistiques et bien sûr de communication. En somme, je tiens à ce que le débat d’idées, et la méthode de travail, prennent une place plus importante dans l’enseignement du design.
À plusieurs reprises, vous avez fait le choix de vivre à l’étranger. Qu’attendez-vous de ces voyages ?
PA Voyager c’est vivre vite. Les voyages motivent le dépassement de soi. Dans une autre époque, je me serai vu grand voyageur, partant à la découverte du monde. Les héros : Ulysse, ou Marco Polo me fascinent. Il en est de même des peintres qui sont allés à la rencontre d’autres civilisations, tel Gauguin. Je suis aussi touché par les peintres ou les écrivains dont l’œuvre est née de l’exil. C’est une des raisons pour laquelle, j’ai tant de plaisir à imaginer les affiches de la Fête du Livre d’Aix-en-Provence, où il est question de littérature étrangère. Chaque projet est une invitation au voyage. Je fais correspondre mes orientations professionnelles et mes choix de vie. Voyager est une récréation en même temps qu’une mise en situation. Le voyage entraîne la liquidation d’un certain nombre d’acquis inutiles. Je deviens alors bien plus réceptif à la découverte.
Peut-être ai-je besoin de me sentir étranger pour inventer ? Transporté dans un autre cadre de vie, je prends pleinement conscience de la singularité de mes idéaux et de mes opinions. Ainsi, je pénètre dans une autre forme d’existence. Mes idées naissent de ces déplacements. Je me nourris de ce que je découvre hors de France, de ces moments de séparation et d’isolement.
Vous avez vécu aux États-Unis en 1988, à Los Angeles. Que vous a apporté ce premier voyage en Californie, et qu’est-ce qui a motivé votre récente installation à New York ?
PA Je suis allé à Los Angeles à la fin de l’année 1987 pour travailler avec April Greiman. J’avais vu ses affiches, remarqué la qualité de ses compositions typographiques, je voulais en savoir plus. Je n’imaginais pas que j’allais découvrir l’utilisation de l’informatique. J’étais fasciné de voir les designers américains passer leur journées les yeux fixés sur un écran, les doigts tapotant un clavier. À l’époque, pourtant hostile aux nouvelles technologies, je me suis laissé séduire par ce que je voyais. J’ai décidé d’apprendre à me servir d’un ordinateur pour créer.
Aujourd’hui mon choix est différent. Depuis longtemps je rêvais de faire partie du contexte artistique new-yorkais, de me confronter à son rythme et à sa vitalité. Le marché de l’art contemporain flambe à New York. Cela entraîne une incroyable vitalité dans tous les domaines de création. Actuellement le design m’apparaît plus vivant à New York, qu’à Paris où les graphistes s’épuisent à justifier le moindre trait auprès de ceux qui les font travailler. Je pense que j’ai trouvé à New York un cadre favorable à l’épanouissement de mon travail. Pour moi, New York est la première grande ville du « nouveau monde », c’est aussi la dernière grande ville européenne. Cette ville questionne les artistes mais n’apporte pas de réponse. Elle représente l’attente, l’espoir, l’incertitude, l’instabilité et la transformation permanente. Vivre à New York, c’est à la fois être partout et nulle part. C’est flotter quelque part dans l’espace.
Je suis installé à New York depuis septembre 1999, date à laquelle j’ai commencé à enseigner à la Cooper Union School of Art. Je ne sais pas combien de temps je resterai y vivre. Il ne s’agit pas d’une rupture radicale avec Paris où je garde de nombreux contacts professionnels et où je retourne régulièrement. Il y a, à chaque moment de la vie, des passages pour ressentir l’émouvant de situations exceptionnelles. Celles que l’on vit à l’âge adulte n’ont plus la brutalité, ni l’immédiateté des expérience juvéniles. Je mesure le temps nécessaire pour trouver un nouvel épanouissement dans mon travail.
La toute puissance de la science et des techniques a cela de bon : elle élimine quasiment toutes frontières. En effet, grâce au réseau Internet, texte, images et voix y circulent sans obstacle. On peut travailler d’un côté de l’Atlantique sans physiquement être présent de l’autre côté. Au fond, je ne pourrai jamais me séparer de mes engagements professionnels à Paris. La culture française, classique ou d’avant-garde, demeure une référence fondamentale. J’aime la faire partager. Participer aux échanges culturels, concilier pensée européenne et dynamisme américain : ainsi je conçois mon avenir. Vivre dans un pays étranger, c’est accepter que rien n’est vraiment acquis. On peut aller à la découverte. Rien n’est clos, ni achevé. Il n’y a pas de sérénité dans la vie active, tout est à recommencer.