La Tentation du Regard Philippe Apeloig,
la typographie comme art
La lettre de la Tentation du Regard, la Survivance
Nº337
Philippe Apeloig, la typographie comme art
Propos recueillis par François Chevret
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Philippe Apeloig est une figure incontournable du graphisme français. Après une formation à l’école des arts appliqués Duperré et aux Arts Décoratifs, il fut l’un des premiers en France, au milieu des années 80, à s’approprier la technologie numérique découverte durant ses stages chez Total Design à Amsterdam puis chez April Greiman à Los Angeles. Dans ce moment charnière, la typographie deviendra son mode d’expression lui permettant de transcrire les émotions que lui procurent la peinture, la littérature et les arts du spectacle.
C’est dans son atelier parisien que je rencontre Philippe Apeloig au printemps.
Philippe Apeloig « — Il y a déjà eu beaucoup de choses écrites… »
François Chevret « — J’ai récemment préparé pour l’agence Graphéine, une série d’articles sur l’histoire de l’affiche de théâtre en France. On peut constater qu’en 25 ans, nous sommes passés de supports où les visuels faisaient la force de l’affiche à une omniprésence de la typographie ! Vous qui avez un regard de 40 ans de création, comment percevez-vous cette évolution ? »
« — Pour ce qui est des théâtres, au moment de la création de l’affiche, nous ne disposons pas de photos des mises en scène des spectacles. Donc, il faut créer une image qui est, soit illustrative, ou uniquement typographique. J’ai été confronté à cette situation au théâtre du Châtelet, où j’ai travaillé de nombreuses années. La typographie expressive, un peu comme des mots images, venait répondre aux demandes de la programmation.
Quand j’ai créé l’affiche de la comédie musicale “An American in Paris”, j’ai imaginé une Tour Eiffel typographique à mi-chemin entre la typographie et l’image. Cette affiche a marqué le public par son expression divertissante et populaire. En somme, cette création graphique faisait écho à la création de la mise en scène au théâtre du film de Vincente Minnelli, qui depuis 1952 n’existait pas sous une autre forme. Par ailleurs, utiliser la typographie semble à tort, plus abordable que de composer des images illustratives. Les jeunes graphistes sont très à l’aise avec la mise en page des lettres. La typographie est devenue attractive, signe de modernité, et le public apprécie cette tendance parfois cryptée, codée et complexe. En revanche, je ne suis pas favorable à ce que la création suive à la lettre le lexique du marketing qui lisse l’imagination.
« — C’est Peter Knapp aux Rencontres de Lure qui disait “Aujourd’hui, les graphistes sont devenus typographes !” »
« — Oui, il y a beaucoup de jeunes graphistes-typographes qui dessinent des polices de caractères et créent leur propre fonderie. L’engouement pour cette discipline répond à une demande des grandes marques qui aujourd’hui veulent se singulariser par une typographie originale. Ces polices de caractères sont d’une richesse infinie peut-être même jusqu’à l’excès. Il y en a tellement qui sont mises régulièrement sur le marché, qu’on a tendance à se perdre face à la complexité de certaines et la diversité des options (les graisses, les versions plus ou moins étroitisées… Grâce à l’apport de l’informatique, les outils de dessin de caractères sont beaucoup plus accessibles qu’il y a 40 ans. Mais ne serait-ce pas l’illusion que tout serait possible sans filtre qualitatif ou personnalisé. »
« — Le graphiste Michel Bouvet me disait que l’apparition des réseaux sociaux a eu comme conséquence d’ouvrir le débat autour de l’image. Celle-ci deviendrait “inflammable”. Elle est critiquée, attaquée, détournée… refusée. L’image nourrirait une possible polémique alors que la typographie serait quelque chose de plus neutre. »
« — Pour moi, la typographie n’est absolument pas neutre, bien au contraire. C’est tout sauf la neutralité. La typographie est très expressive, elle est diverse et pimentée. Ce n’est pas juste un élément textuel fade comme de l’eau tiède. Elle éveille le regard, les lettres disent énormément de choses. L’abstraction de la lettre ne demande qu’à être exploitée. Elle est d’une richesse immense. »
« — Et cette approche toute personnelle de la typographie, a-t-elle évolué dans votre travail au cours de ces 40 ans ? »
« Autrefois, la composition des textes avec des caractères en plomb, puis avec les techniques de photocomposition, était laborieuse, fastidieuse et très technique. C’était un domaine réservé à des techniciens dont les graphistes dépendaient. L’arrivée du numérique dans les années 80 a changé profondément cette discipline. Une nouvelle génération de graphistes s’est emparée du champ de la typographie qui lui est désormais complètement accessible. Puis, avec la révolution numérique, en quelques années, tout le monde s’est mis à utiliser la typographie qui n’était plus uniquement réservée aux choses imprimées. Aujourd’hui, elle est présente partout, au quotidien dans les emails, les SMS, les posts sur les réseaux sociaux ou la lecture sur tablettes. On est confronté en permanence à la typographie comme lecteur, mais aussi comme utilisateur. L’usage de la typographie s’est popularisé comme la photographie en son temps. »
« — J’ai le souvenir d’une de vos premières affiches que vous aviez créée pour l’exposition « Chicago naissance d’une métropole 1872-1922 » au musée d’Orsay devenue avec le temps emblématique, incontournable de votre travail. Une affiche fondatrice. C’était une époque où très peu de graphistes en France travaillaient avec un ordinateur. »
« — En 1985, un peu plus d’un an avant son ouverture au public, le musée d’Orsay m’avait recruté comme graphiste. J’ai créé cette affiche à l’occasion de la première exposition autour de ce qu’a été l’école de Chicago pour l’architecture moderne. Mon affiche a été remarquée et m’a propulsé dans le monde de la communication visuelle.
Je l’ai réalisée avant de partir à Los Angeles, rejoindre le studio d’April Greiman. Cette image marque le passage du travail manuel à la conception sur ordinateur. Seul le titre
« Chicago » a été conçu grâce à l’outil informatique. J’avais découvert le système Aesthedes, générant de la typographie en trois dimensions à Amsterdam quand j’étais stagiaire chez Total Design en 1983 et 1985. À cette époque, l’ordinateur était déjà un outil de travail au sein de l’agence néerlandaise. Ils étaient dans l’expérimentation, à la pointe de ces bouleversements technologiques. Leurs machines produisaient automatiquement des documents d’exécution, étape primordiale de la chaîne graphique, livrés aux imprimeurs, qui permettait de graver directement les plaques.
J’appartiens à une génération qui a été formée au moment où tout se faisait encore à la main. Il fallait une adresse incroyable et beaucoup de patience pour réaliser les documents d’exécution sur des cartes à gratter ou des films inactiniques. Je me suis rendu compte chez Total Design, que l’ordinateur allait compléter et remplacer la boîte à outils des graphistes, le T, l’équerre, le Rotring, le compas, etc. En l’espace de quelques années, c’est une révolution technique et humaine qui a bouleversé le graphisme.
Deux ans plus tard, en 1987-1988, quand je pars à Los Angeles, les graphistes de l’équipe d’April Greiman travaillaient déjà sur Macintosh. C’était une autre approche. Ces ordinateurs de bureau, de traitement de texte, permettaient tout juste de faire des dessins en vectoriel. April s’était emparée de l’esthétique du mode bitmap en créant des images très pixélisées. C’était aussi l’époque où en Californie, à Berkeley, Rudy VanderLans et Zuzana Licko commençaient à créer des caractères typographiques détonants pour le magazine Émigré. À Los Angeles, je ne m’attendais pas à rencontrer cette dynamique créative absolument incroyable. Pour tout dire, je trouvais même bizarre de travailler avec un clavier, moi qui aime dessiner et faire des collages, bricoler. À ce moment, je ne voyais pas l’intérêt d’utiliser le clavier qui était associé à la machine à écrire, au travail de secrétariat, et en aucun cas au monde de la création. Durant cette année où je suis resté aux États-Unis, j’ai adopté cette nouvelle méthode de conception graphique. Puis, peu à peu, j’ai été convaincu que cet outil avant-gardiste marquerait un virage décisif dans le processus de création des designers.
« — Quand vous revenez en France, vous avez déjà une avance dans le milieu graphique. »
« — Je suis revenu de Los Angeles avec un petit ordinateur Apple dans mes bagages. Tout s’est accéléré. Les graphistes s’en sont équipés, et son utilisation s’est démocratisée. Le métier a muté de façon irrévocable. Les ateliers de photocomposition qui fonctionnaient jour et nuit, ont disparu. La chaîne graphique s’est transformée et le développement de la technologie n’a de cesse de continuer, avec aujourd’hui l’intelligence artificielle. »
« — Une révolution sans doute aussi forte que ce qui s’est passé au début des années 80 avec le Macintosh. Il y a une facilité d’accès qui va ouvrir à un public encore plus large la production de visuels. Quand vous parliez de clavier de secrétaire, c’est encore par le clavier et les mots que l’image devient accessible au plus grand nombre pour obtenir un résultat. »
« — Je ne sais pas ce que cela veut dire d’obtenir un résultat avec l’AI. On obtient quelque chose, oui, sans doute. Mais faut-il nécessairement passer par l’usage de ce nouveau médium de création ? C’est aussi une question de génération. Je pense à ceux qui ont 20 ans et qui se lancent dans cette aventure avec enthousiasme. »
« — Vous travaillez principalement dans le domaine culturel… »
« — Il y a toujours eu en France une scission entre la publicité et le graphisme d’auteur. C’est malheureusement encore très étanche entre l’une et l’autre. Donc beaucoup de graphistes se replient sur la communication des institutions culturelles qui nous font vivre, difficilement au regard de ce que cela représente en termes d’investissement, d’énergie et de quantité de travail.
Cela dit, depuis quelques années, il y a des marques commerciales qui offrent de vraies possibilités créatives. Quoiqu’il en soit, les commanditaires n’accordent pas suffisamment de temps à la création et à la fabrication. Toutes les productions doivent être faites au rythme d’une communication effrénée. Le temps nécessaire pour soigner les projets de leur conception jusqu’à leur réalisation, est un facteur précieux et incontournable. Les théâtres sont peut-être les derniers endroits qui font appel régulièrement à des graphistes.
Hélas, c’est de moins en moins le cas pour les musées et les expositions. Parmi les commanditaires qui sont amenées à faire travailler les graphistes, peu d’entre eux ont une culture visuelle ou graphique aiguisée.
Heureusement, j’ai la chance d’être sollicité pour des projets où on me laisse carte blanche. »
« — Le rôle de l’État dans la promotion du graphisme semble en France très timide. »
« —Nous attendons souvent trop des institutions publiques. Je préfère de loin les initiatives personnelles qui offrent un regard plus vivant sur la profession. Il y a quelques années, la galerie Anatome à Paris a été une très belle initiative. C’était un lieu de vie, de découvertes et de rencontres pour le grand public et les graphistes qui en ont bénéficié. Je regrette qu’elle ait disparue, mais je salue l’engagement des éditeurs indépendants qui publient des ouvrages théoriques, et richement illustrés sur le graphisme.
Le métier de graphiste reste confidentiel et peu reconnu. Je vais peut-être vous choquer, mais je trouve que c’est une chance. Au moins l’absence d’ultra-médiatisation permet d’être relativement tranquille, même si notre profession reste, à regret, le parent pauvre des arts plastiques. Un autre enjeu du graphisme, c’est le rapport à la mémoire et à l’histoire. Les pionniers du graphisme moderne ont disparu ou sont aujourd’hui très âgés. Ce patrimoine n’est pas suffisamment archivé, or leur travail fait œuvre. La considération portée au graphisme est encore trop pauvre pour un public qui considère que ces créations sont sans signification artistique. Par exemple, les affiches sont perçues comme un support éphémère et elles n’ont pas de valeur marchande. C’est sans doute la rareté des affiches qui fera que demain, nous les regarderons autrement. Les institutions comme la BnF, le musée des Arts décoratifs, le centre national du graphisme à Chaumont et aussi le Centre Pompidou y travaillent. Cela fait partie de la mémoire collective. »
« — Qu’est-ce qui arrête votre regard au quotidien ? Les affiches dans la rue, l’édition, l’identité visuelle ? »
« — Oui, je regarde les images dans la rue. Je vais moins au théâtre, mais je continue beaucoup à fréquenter les musées et les expositions. Les réalisations graphiques passent par d’autres supports. La presse est moins attractive. J’ai le souvenir qu’autrefois, je dépensais une fortune en revues et en abonnements de magazines de graphisme, de photos, d’architecture, d’arts… Ce qui est paradoxal quand je discute avec les jeunes graphistes, c’est qu’ils souhaitent concevoir des livres alors qu’ils lisent peu. Ils les considèrent avant tout comme des objets de design, et soignent l’originalité de ses finitions. Ils apportent beaucoup d’attention au choix du papier, au format. Ils expérimentent les techniques d’impression et de façonnage, permettant de singulariser leurs créations dans un monde qui se dématérialise… Je pense qu’on ne peut pas être nostalgique ni réfractaire à des effervescences qui traversent l’époque, c’est pourquoi j’aime me laisser surprendre. Il y a des mouvements qu’il faut accompagner, qui changent mon regard. Mes affiches les plus récentes sont monochromes et beaucoup plus épurées que celles que j’ai pu faire auparavant. »
« — Est-ce qu’il y a des domaines que vous n’avez pas abordés et que vous aimeriez traiter ? »
« — Dans le graphisme, je pense avoir réalisé ce qui me passionne y compris des choses très techniques comme la signalétique du Louvre Abu Dhabi. C’est un projet que j’ai adoré entreprendre avec l’équipe des architectes des Ateliers Jean Nouvel. Je pense entre autres à l’association de deux alphabets, au dessin des pictogrammes, et à l’intégration du graphisme au sein de l’architecture.
En parallèle, et depuis toujours, je dessine, je fais de la gravure et j’écris.
Je garde un très bon souvenir de ma collaboration avec Hermès, sur un projet de carré à l’occasion du 100e anniversaire de la naissance de Roland Barthes en 2014. Une référence fantastique, mais intimidante. C’est à partir du chemin de fer de l’intégralité de son livre Fragment d’un discours amoureux que j’ai créé une composition originale en reprenant le déroulé des paragraphes.
Que ce soit à l’école des Arts Décoratifs à Paris ou à la Cooper Union à New York, cela fait plus de 20 ans que j’ai arrêté d’enseigner. La pédagogie du design graphique est aujourd’hui difficile. Il ne s’agit plus seulement de transmettre des savoir-faire techniques ni même une approche conceptuelle, cela va bien au-delà. Je ne sais pas réellement ce que sera le métier de demain et ce qu’il faudrait transmettre aux élèves.
Il y a peu d’expositions de graphisme. À chaque fois, ce sont des rendez-vous essentiels pour les professionnels, les élèves, les débutants, et pour un public de plus en plus curieux de (re)découvrir ce domaine de création. Dernièrement, on m’a proposé d’exposer de nouveau en Asie et comme je consacre du temps à classer mes archives ce sera l’occasion de sélectionner un ensemble d’affiches et d’autres projets à montrer. J’essaye de les accompagner de textes dans la mesure où je me souviens du contexte dans lequel j’ai travaillé. Pour avoir une seconde vie, une affiche, mais aussi un logo ou une édition ont besoin d’être documentés, expliqués, contextualisés.
Cette mémoire m’accompagne et je souhaite la transmettre. »
La Tentation du Regard Philippe Apeloig,
la typographie comme art
Presse, 08.04.2025