Nº72 Grande Galerie
Rencontre avec
Philippe Apeloig
Nº72 Grande Galerie, Le Journal du Louvre
Rencontre avec Philippe Apeloig
à l’occasion de l’exposition Jacques-Louis David au Louvre
Propos recueillis par Céline Delavaux
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Le Louvre fait régulièrement appel à Philippe Apeloig depuis près de trente ans pour penser l’identité visuelle du musée. C’est sa signature graphique, intelligente et rigoureuse, que l’on reconnaît dans la signalétique et la communication de l’exposition « Jacques-Louis David ».
Commençons par parler de votre longue histoire avec le Louvre…
Philippe Apeloig : Cette histoire a débuté à Rome en 1993-1994, à la Villa Médicis où j’étais pensionnaire. Le président du jury qui m’avait sélectionné n’était autre que Pierre Rosenberg, alors directeur du département des Peintures du Louvre. Nous nous sommes rencontrés pendant ma résidence, alors qu’il s’apprêtait à prendre la direction du musée : il souhaitait rafraîchir l’identité visuelle, repenser la signalétique, la communication… Quelques mois plus tard, de retour à Paris, il m’a appelé et j’ai accouru au Louvre ! C’était un projet énorme. Pierre Rosenberg m’a mis au défi de réaliser les brochures, les affiches des expositions, des saisons, des divers événements. Ça a été le début d’une très belle aventure. Je suis un passeur, j’aime accompagner les projets, j’écoute beaucoup, j’adore qu’on m’instruise, qu’on m’alimente, qu’on me donne des pistes… Ensuite, c’est à moi d’en faire mon miel, voire de désobéir pour trouver des solutions.
Une affiche, ce n’est jamais seulement la reproduction d’une oeuvre. Si beau soit-il, un chef-d’oeuvre ne fait pas un support de communication. La communication passe par autre chose, il s’agit de comprendre entre les lignes. Comment évoquer sans représenter : c’est ça, le design. Je pense au cinéma, à Hitchcock, capable de provoquer une peur bleue, alors qu’on ne voit pas une goutte de sang à l’écran !
À l’époque de la présidence d’Henri Loyrette, ma collaboration s’est renforcée, j’ai été chargé de la direction artistique, en tant que consultant. Je me rendais deux fois par semaine au Louvre, j’ai travaillé avec plusieurs équipes de jeunes graphistes auxquels l’institution donnait leur chance. C’était exaltant. Je me suis penché sur la signalétique quand l’espace sous la Pyramide a été restauré par l’équipe de Sylvain et Thomas Dubuisson. J’entends souvent dire que les gens se perdent au Louvre. Mais, à un moment donné, il faut retourner le problème à l’envers. Je trouve que c’est une chance de se perdre dans ce musée. Le Louvre est un lieu complexe, c’est son ADN. Il ne faut pas rationaliser la visite au point que les visiteurs se retrouvent sur des rails. Un musée n’est pas un aéroport ! On est là pour passer un moment, découvrir autre chose que ce que l’on pensait voir…
Et puis, il y a eu le Louvre Abu Dhabi, une aventure de près de sept ans, auprès d’Hala Warde [chef du projet dans l’agence de Jean Nouvel]. J’ai fait la signalétique, dessiné tous les pictogrammes, inspirés par les moucharabiehs du dôme, et le logo, qui résonne avec l’architecture de Jean Nouvel, avec la manière dont la lumière sculpte l’espace, et matérialise en même temps la relation entre différentes cultures.
Et, aujourd’hui, avec l’exposition « David » ?
Avant même de pénétrer dans le Louvre, j’aime la cour Carrée, c’est une merveille d’architecture, on s’y sent protégé. Et puis, je vais voir la peinture, les salles de peintures sont un de mes lieux de prédilection. J’ai donc été très touché quand Sébastien Allard m’a parlé de son projet d’exposition sur David. Je comprends aussi aujourd’hui que sa vision, comme commissaire de l’exposition, m’a plu d’emblée parce qu’elle rejoint celle du « design global ». Il souhaitait que tout ce qui concerne le design, le graphisme de la signalétique comme du catalogue, les supports de communication réponde à une cohérence, une unité d’image : tout devait se tenir. David est un des artistes phares du Louvre, par ses oeuvres historiques… Or, précisément, là, il ne s’agit pas de parler d’un faiseur d’images historiques mais d’un artiste. Avec cette exposition, je ne dis pas que je redécouvre David, mais que je le découvre !
De quelle manière avez-vous travaillé ?
Dès le début, quand je suis allé voir et revoir les oeuvres, je me suis posé la question des caractères et j’ai tout de suite pensé à la dynastie des Didot. D’ailleurs, dès les premières recherches, je suis tombé sur un document d’archives, un opuscule daté de 1799 que David avait fait publier au moment de l’exposition des Sabines… à l’imprimerie Didot ! C’est avec ces lettres que j’imaginais écrire le nom de DAVID. Le didot rappelle l’équilibre et la simplicité de l’architecture grécoromaine avec ses déliés et empattements filiformes ; l’alignement des lettres compose une géométrie très pure. Il fait partie de ces caractères classiques nés de la capitale romaine gravée dans la pierre, comme tracée au ciseau. Cette grande élégance convient bien à David.
Mais je ne trouvais pas exactement ce que je voulais, alors j’ai retravaillé le caractère Didot de la fonderie Linotype. J’ai agrandi l’ouverture de certaines lettres, pour introduire un souffle, un silence, comme dans la peinture de David, en créant des espaces. Puis je me suis dit qu’il fallait inscrire un mouvement dans ces lettres, en pensant au mouvement du pinceau, pour donner de la fluidité. Là, c’est moi qui ai dessiné et c’est ce que j’appelle ma « cascade de lettres »… De plus, la verticalité de la composition typographique facilite la communication visuelle : il faut tenir compte des contraintes des supports, notamment les étroites bannières sur la façade du Louvre.
Et pour le visuel ?
J’ai tout de suite été attiré par le Marat assassiné, mais je ne savais pas que l’original se trouve à Bruxelles et non au Louvre ! J’ai cependant conservé le détail de ce fond brun, très pictural, sur lequel j’ai inscrit le nom de David. Puis, nous nous sommes tournés vers Les Sabines, et ce détail, regardez, on ne pouvait pas le rater ! Ces trois femmes, qui interpellent, des femmes fortes, très modernes, ancrées dans notre réalité, et en même temps les trois âges de la vie. Et puis celle qui fixe des yeux le spectateur, c’est rare dans la peinture. Elle nous parle et nous regarde, les yeux grands ouverts. Ça va être vraiment fort.
J’ai ensuite cherché une police de caractères pour la signalétique, les cartels, les panneaux de salle et le texte du catalogue. On aurait pu prendre une typographie existante, mais là, c’est l’occasion, pour un grand événement, de faire la promotion de nouveaux caractères. Même si les non-spécialistes ne le voient pas. J’ai trouvé la « SangBleu », dessinée par de jeunes typographes de la fonderie Swiss Typefaces. Cette perfection, ce souci de l’équilibre, ces lettres magnifiquement bien dessinées s’accordent avec la finesse, la justesse du trait du merveilleux dessinateur qu’était David.
Je travaille avec de jeunes collaborateurs, et c’est formidable pour moi de transmettre cette flamme. Pour eux, aller au Louvre, c’était à chaque fois une fête, alors que David n’est pas la première préoccupation de la jeunesse… Mais ils ont été saisis par le projet, par l’émotion qui se dégage du travail avec de telles oeuvres.
« Cette mise en forme des lettres légèrement décalée évoque aussi le temps qui s’écoule comme le sable dans une clepsydre. »
La composition verticale des cinq lettres du nom David, avec un interlignage progressif, donne une illusion de mouvement, que l’on retrouve dans les compositions picturales : gestes des personnages, ondulation des cheveux, envols des tissus des vêtements. Cette mise en forme des lettres légèrement décalée évoque aussi le temps qui s’écoule comme le sable dans une clepsydre. Les lettres apparaissent suivant le rythme d’une cascade qui répond au dégradé de l’ombre à la lumière, largement présent dans le fond de Marat assassiné ou de Juliette Récamier, née Bernard. Enfin, cette succession de lettres fait écho aux aléas de la vie de David, révolutionnaire engagé puis premier peintre de Napoléon Ier.
Nº72 Grande Galerie
Rencontre avec
Philippe Apeloig
Presse, 03.09.2025