Un foulard pour Roland Barthes
by Danièle Cohn
Noir et blanc, grège et gris, le grand carré Hermès de la collection automne-hiver 2015. «Fragments d’un discours amoureux», est l’œuvre de Philippe Apeloig. Il a la texture douce du cachemire, une souplesse mate que la pire soie ne lui aurait pas accordée. Il invite à se laisser découper, mettre en pièces, désassembler dans ses éléments clairs détachés de leur cadrage sombre. Il suffirait de suivre le damier dans ses lignes et ses rectangles pour en faire des cartes à jouer ou des fiches, chères à Roland Barthes. À y regarder de plus près, le damier à un sens, il est orienté, du début à sa fin, de gauche à droite et de haut en bas. Il se lit, il est une écriture. «La typographie est l’essence même du dessin», rappelle Philippe Apeloig. «L’équilibre entre plein et vide, lumière et ombre. Discipline à mi-chemin entre science et art, fonctionnelle et poétique, elle est une matière exacte et arbitraire.» (Philippe Apeloig, Typorama) En écho, Roland Barthes: «Je dirai que j’ai un rapport presque maniaque avec les instruments graphiques.» (R. Barthes, Le Grain de la voix) Et de décrire sa pratique, «le désir qui s’investit dans la pulsion graphiques aboutissant à un objet calligraphique», avant «le moment critique où ce dernier –le désir– va se donner aux autres de façon anonyme et collective en se transformant à son tour en objet typographique» (Ibid).
Fragments d’un discours amoureux commence par une interrogation: «Comment est fait ce livre?» Un livre est un objet qui a connu plusieurs états: graphique, calligraphique et typographique. Ce foulard est un livre mis à plat, un texte décomposé/recomposé. Empruntant son nom à un livre paru en 1977, il lui rend hommage par cet emprunt. Objet, lui aussi, il fait corps avec celui qui en use. Il en acquiert une consistance à chaque fois singulière et qui, si elle relève d’une rhétorique de la disposition, implique une individuation de la règle, un marquage subjectif, sensible. Chacun porte son foulard différemment, chaque lecteur lit à sa manière. Mais en tant qu’objet, le foulard remplit un emploi que le livre a peut-être perdu. Ou que nous avons oublié, comme nous aurions oublié, suggère Barthes, le discours amoureux. Dans ses Fragments, il souligne d’emblée l’«inactualité», l’«extrême solitude» du discours amoureux. Le foulard invite à s’envelopper, il est en attente d’un corps, plus exactement de l’intimité d’un cou autour duquel s’enrouler. Il est en attente d’un «je» qui se l’approprie, d’un sujet amoureux: celui «qui parle et qui dit», comme l’énonce l’ouverture du livre? Le carré Hermès de Philippe Apeloig soutiendrait ainsi –le terme est de Barthes–, par une affirmation nouvelle, à la fois le discours amoureux tenu dans le livre et ce livre comme objet. Il n’est en effet ni une répétition, ni une transcription, mais une transposition de l’affirmation barthésienne de Fragments. «À mon sens, ce qui se transmet, ce ne sont pas des “idées” mais des “languages”, c’est à dire des formes que l’on peut remplir différemment», dit encore Barthes; «c’est pourquoi la notion de circulation me paraît plus juste que celle d’influence; les livres sont plutôt des “monnaies” que des “forces”.» (Ibid)
«Fragments d’un discours amoureux» –le foulard– est la création d’un graphiste amoureux des lettres et inventeur de caractères, amoureux des livres et de ce livre-là dont la voix l’a accompagné, comme nombre d’entre nous, dans ce qu’il est convenu d’appeler une vie sentimentale. Le tissu lit le texte. Lecture d’artiste qui saisit le livre comme un réservoir de formes où puiser, lecture critique qui restitue sa forme choisie à un livre dont le statut formel a été éclipsé par ses significations. L’interprétation de Philippe Apeloig s’ajoute-t-elle à celles qui l’ont précédé? Ce serait en somme l’herméneutique rendue compatible avec le structuralisme… Le tour de force de l’objet foulard, en tout cas, est de consommer avec les principes d’une lecture barthésienne, et ses tonalités. Philippe Apeloig a pris en compte le tout du livre dont les pages imprimées figurent au complet sur son foulard: le noir est inversé en blanc, il n’en manque aucune, de l’exergue à la dernière page. Et il a transformé la discontinuité en continuité en recourant à ce que l’imprimerie appelle un «chemin de fer». Le livre oblige à une successivité, invite au suspens: la lecture se fait page après page. Le choix artistique du graphiste lui substitue, dans un premier temps, une simultanéité qui permet une vue d’ensemble –l’Überblick dont rêvait Wittgenstein. La structure du tout saisie par cette vue «d’en haut» se donne à voir, du même coup, dans ses différents aspects et leurs changements. Une durée d’installe donc, celle de l’attention portée à cette pièce de tissu, à sa conformation en tableau, à cette table des matières que sont les motifs géométriques, abstraits et figuraux à la fois. Une vie également, car cette pièce s’anime par le geste qui la transforme en foulard, avec son tombé, et son adéquation aux mouvements de tel corps qui le porte. Un foulard est un objet banal, un langage ordinaire, mais ce foulard-ci n’est pas seulement anobli par le luxe –discret– de sa facture: il est, au sens propre, transfiguré. Affirmation d’un livre, le foulard prend ses pages pour motifs. Chaque plage du discours amoureux devient écriture en images, pictogramme, hiéroglyphe; la page se métamorphose en lettre blanche sur fond noir, chambre claire des textes et du travail d’écriture accompli par Roland Barthes. Les versions bleues ou prunes, les deux teintes dans lesquelles le foulard est décliné, sont sourdes, éteintes, comme les sépias que Barthes, en photographie, préférait à la couleur. Prise dans la trame, chaque page du livre acquiert l’autonomie d’un fragment: fragment devenu visible, rendu visible comme tel, silhouetté dans le respect de la mise en page très particulière voulue par Barthes. Le livre de Barthes tire ainsi de l’invention de Philippe Apeloig une puissance ostensive.
«Un fragment doit être pareil à une petite œuvre d’art, être séparé entièrement du monde environnant et accompli en soi-même comme un hérisson.» (F. Schlegel, Athenaeum, frag. 206, dans Ph. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy (éd.), L’Absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand) La visualité que Philippe Apeloig accorde aux pages du livre de Roland Barthes renvoie à cette définition romantique du fragment. Chacune apparaît isolée, insularisée, mais au sein du tableau d’ensemble qu’est le foulard, tableau que la lecture du livre ne sait pas saisir autrement que par la remémoration de pages qui précédent. D’un médium à l’autre, dans une intertextualité plastique, la recherche typographique de Philippe Apeloig montre d’un coup, dans une intuition sensible, les fragments comme un ensemble articulé, dont les parties sont attachées dans la composition qui les contient. Cet attachement ne brutalise pas l’aspect parataxique des fragments. Les pavés que sont les pages prises une à une dans les figuralité acquièrent une saillance fidèle à l’original, à l’objet premier: le livre. Ce foulard, objet par définition haptique, que l’on touche, noue, plie, nous apprend à jouer de l’optique. Il est un piano qui donne à voir les transpositions dont il est le résultat à l’instrumentiste qui le revêtira. Qu’il soit pour les yeux un clavier est en parfaite concordance avec le texte de Barthes, avec sa pratique de la musique, avec ce qu’il dit dans Aimer Schumann du piano schumannien: «c’est à piano intime (ce qui ne veut pas dire doux) ou encore: un piano privé, individuel même, rétif à l’approche professionnelle, parce que jouer Schumann, cela implique une innocence de la technique, à laquelle bien peu d’artistes savent atteindre.» (R. Barthes, L’Obvie et l’Obtus) Philippe Apeloig, parlant de typographie, dit qu’il l’aime «moderne, expérimentale, voire maladroite. Elle est vivante quand elle est un peu gauche, et fragile». Le texte de Barthes se prête à la pratique de la typographie qu’il décrit, avec ses états préalables, graphique et calligraphique: «J’ai acheté un cahier d’écolier avec des petits carreaux et j’ai commencé à noircir certains carrés jusqu’à donner naissance à une lettre, puis une autre, etc. J’assemblais des carrés, des rectangles, ou je les fragmentais […]. Mon processus de création consistait à suivre le quadrillage d’une grille.» (Philippe Apeloig, Typorama)
Philippe Apeloig a cherché la justesse: celle qui survient au terme d’un ajustement, comme quelques chose de progressivement construit. L’évidence s’impose alors, dans l’après-coup (comme un: «c’est cela, cela même») d’une trouvaille faite avec, d’après, et selon le livre de Barthes. Trouvaille qui ne se prétend ni pérenne, ni définitive au sens où elle ne laisserait pas la place à d’autres justesses. L’harmonie obtenue est liée à un équilibre entre l’interprète et la partition, la critique et le texte, la typographie de Philippe Apeloig et la calligraphie de Roland Barthes. Les deux objets que sont le foulard et le livre ont deux régimes d’objectalité distincts. Chacun donne une tenue à des figures qui sont autant de «sons, sans mélodie, sans récit». (R. Barthes, Fragments d’un discours amoureux) La fidélité ne tient pas à un décalque, à une copie, mais à ce que désigne le verbe grec harmozein –quelque chose comme le bon ajustement, l’ajustement harmonieux. Nous sommes loin d’un mimétique. Ainsi, rien d’adhésif, d’adhérent, les ajointements ne sont pas gommés, le livre dans ses jeux de contiguïté a été le viatique du graphiste; le foulard respecte ce que Roland Barthes dit de l’amoureux: «il parle par paquets de phrases, mais il n’ingère pas ces phrases à un niveau supérieur, à une œuvre: c’est un discours horizontal.» (Ibid) Et, précisait-il à Jacques Henric dans Art Press, lors de la parution des Fragments: «c’est un livre discontinu qui proteste un peu contre l’histoire d’amour.» (R. Barthes, Le Grain de la voix) Comme ce foulard Roland Barthes «proteste un peu» contre une certaine idée des arts décoratifs ou appliqués…
Danièle Cohn est normalienne et agrégée de philosophie. Elle est professeur d’esthétique et de philosophie de l’art à l’Université Paris–1 Panthéon–Sorbonne dont elle dirige le Laboratoire de Culture, esthétique et philosophie de l’art.
Elle dirige la collection «Aesthetica» aux éditions rue d’Ulm, et est membre du comité de rédaction de la revue Critique.
Titulaire de la chaire Marc Bloch à Berlin (Université Humboldt) en 2008–2009, elle a été Scholar du Getty Research Institute (Los Angeles) et Professeur invité à l’Université Libre de Berlin en 2009 et 2010.
Elle a été commissaire de l’exposition «De l’Allemagne 1800–1939», présentée au Musée du Louvre en 2013.