Le passant du souvenir
by Xavier de Jarcy
Arrestations, déportations… les plaques commémoratives, à Paris, en disent long sur 1939-1945. Petit-fils d’un ébéniste juif du quartier de la Nation, Philippe Apeloig les a compilées dans un livre exceptionnel.
Au 275 de la rue du Faubourg-Saint-Antoine, non loin de la place de la Nation, s’élève un vieil immeuble, vestige probable du Paris balzacien. Le graphiste Philippe Apeloig venait souvent ici autrefois. Son grand-père maternel avait un atelier d’ébénisterie dans la cour, au premier étage à droite. Une seconde pièce, toute petite, lui servait de logement. « Il y entreposait ses meubles, on pouvait à peine passer. Mais j’adorais lui rendre visite. Ça sentait bon la colle et la sciure », raconte-t-il de sa voix douce.
Le faubourg Saint-Antoine était le haut lieu de l’artisanat du mobilier en France. « La porte était toujours ouverte, les gens apportaient des meubles, des véhicules sortaient sans cesse. » Aujourd’hui, « tout est méconnaissable », constate le petit-fils de l’ébéniste. Les tas de bois posés sur les pavés ont disparu, les murs immaculés font oublier l’aspect « presque insalubre » d’antan. Mais les souvenirs sont bien vivaces. A 56 ans, Philippe Apeloig, ému, se rappelle ce grand-père qui avait toujours des bonbons pour ses petits enfants, et allait avec eux au cinéma Le Nation, sur le boulevard Diderot, non loin de l’appartement lilliputien où le graphiste a passé son enfance. A ce gamin qui aimait déjà l’art, l’artisan offrait de vieux tubes de peinture un peu desséchés, des pinceaux, du papier.
Le grand-père de Philippe Apeloig s’appelait Szmul Rozenberg. Avec sa femme, Golda, il avait quitté la Pologne, où les Juifs étaient maltraités, pour émigrer à Paris en 1930. Dix ans après, le couple et ses deux enfants devaient fuir à nouveau les persécutions pour se réfugier en zone non occupée, à Châteaumeillant, un village du Cher qui a protégé une quarantaine de familles juives. Quelques décennies plus tard, la mère de Philippe Apeloig faisait apposer une plaque commémorative dans le village pour remercier les habitants de leur courage. Ainsi est née l’idée d’Enfants de Paris, un livre exceptionnel qu’Apeloig vient de publier. Il y a fait photographier toutes les plaques parisiennes de la période 1939-1945, répertoriées au fil d’une minutieuse enquête. Plus d’un millier. « Ce travail n’avait jamais été réalisé. » Le graphiste a voulu ainsi transmettre la mémoire. Celle de sa famille, celle des déportés, celle des Justes et des résistants parisiens. Habitué plutôt à concevoir des affiches d’exposition ou des logos pour des musées, il a dû imaginer un protocole permettant d’unifier les photographies : même cadrage de face, sans ombre ni lumière. Ses jeunes assistants munis d’échelles et de tout un matériel de prise de vue, ont sillonné Paris.
A quelques pas de l’atelier de Szmul Rozenberg, une plaque rappelle l’arrestation, au 8 de la rue des Boulets, de Louise Jacobson, 17 ans, et de sa mère Olga, assassinées à Auschwitz en 1943. Un texte émouvant, dont la dorure commence à s’effacer. Son style est inhabituel. « Les lettres minuscules ne sont pas fréquentes. On trouve plus souvent des capitales. » Philippe Apeloig a été frappé par l’âge de Louise Jacobson. « A 17 ans, on est encore un enfant. Cela justifie le titre de mon livre. Il évoque le film Les Enfants du paradis, ou l’expression républicaine “enfants de la patrie”, mais je l’ai choisi aussi parce que la plupart des gens répertoriés étaient incroyablement jeunes. »
Nous nous dirigeons vers la Bastille. En repassant devant le 275, rue du Faubourg-Saint-Antoine, Philippe Apeloig raconte qu’après la guerre ses grands-parents ont eu du mal à récupérer logement et atelier, entièrement pillés. Dans ce quartier du meuble, « ils ont reconstitué le Yiddishland ». Ils ne pratiquaient pas, mais mangeaient la cuisine d’Europe de l’Est : les krepler, des sortes de raviolis, la carpe farcie, le gâteau au fromage… « Ma grand-mère était traumatisée. En Pologne sa petite soeur était morte du scorbut, une maladie de la malnutrition. Alors, dans sa minuscule cuisine, elle stockait de la nourriture du sol au plafond tellement elle avait peur de manquer. » Avec son grand-père, Philippe Apeloig se rendait au marché d’Aligre, côté 12e arrondissement, où Szmul Rozenberg, naturalisé en 1947 et désormais prénommé Samuel, se fournissait en carcasses de vieux meubles et en bois de rose ou de violette pour le placage. Avec tout cela, il fabriquait de magnifiques commodes de style Louis XV ou Louis XVI. Il entreposait une partie de son matériel au 211, rue du Faubourg-Saint-Antoine, dans l’ancien atelier de son frère aîné, Joseph. « Cette adresse est la première étape de mon histoire familiale. Joseph est arrivé dans les années 1920, peu de temps avant mes grands-parents. » Ni lui ni sa femme ne sont revenus de déportation.
Nous prenons l’étroite rue Saint-Bernard. Nous enfonçant dans le 11e arrondissement, nous arrivons devant le gymnase Japy, près de la mairie. Sur ses murs de brique rouge fatigués sont accrochées deux grandes plaques. Celle de gauche est dédiée à la mémoire des 3 710 hommes arrêtés « par la police de Vichy et l’occupant nazi » dès le 14 mai 1941, plus de un an avant la rafle du Vél’d’Hiv. Ils sont morts à Auschwitz. Celle de droite signale que « des enfants, des femmes et des hommes » juifs ont été regroupés là par milliers le 20 août 1941 et le 16 juillet 1942. Eux aussi ont été envoyés à la mort. La composition, tassée, est maladroite. « Mais les défauts de certaines plaques font tout leur charme. Ils sont parfois une source d’inspiration, peuvent se changer en geste de création. C’est aussi ce qui retient mon oeil de graphiste. »
En redescendant vers la Bastille, nous entrons dans le commissariat de police du boulevard Bourdon, où se trouve l’un des plus beaux hommages aux gardiens de la paix tombés pour libérer Paris du 19 au 25 août 1944. Hélas invisible de l’extérieur, il porte quatre drapeaux tricolores gravés, une croix de Lorraine encadrée d’un grand V, deux rameaux d’olivier reliés par un noeud bleu-blanc-rouge. Nous entrons dans le Marais. A gauche de la rue Saint-Antoine, derrière l’église Saint-Paul, s’étend l’un des quartiers les plus anciens de Paris, longtemps appelé « l’îlot 16 ». Il y reste quelques maisons médiévales. Dès le début de l’Occupation, le régime de Vichy a cherché à tout démolir. Dans la rue Eginhard, qui se résume à un passage, un jardinet ombragé accueille une plaque posée au sol sur une sorte de stèle. C’est l’une des plus tragiques, car elle mentionne la mort de jumeaux de 15 ans, Salomon et Bernard Zajdner, « dans le bloc des expériences » d’Auschwitz. En traversant la rue Saint-Antoine, on parvient sur le Pletzl, la « petite place » en yiddish. « C’était un point de repère pour tous les Juifs d’Europe centrale », indique Philippe Apeloig, dont la grand-mère allait acheter des cornichons à la russe dans l’épicerie des grands-parents du cinéaste Cédric Klapisch. Rue des Rosiers, la densité de plaques commémoratives impressionne. Au 4 bis, à côté de l’ancien hammam, celles des élèves et enseignants de l’Ecole de travail, un foyer pour apprentis. Au 16, huit personnes ont été déportées. Au numéro 34 vivait Louis Chapiro, commandant FTPF (Francs-tireurs et partisans français), fusillé le 30 avril 1944. Au niveau du 10, dans le jardin Joseph-Migneret, nous nous recueillons devant l’une des grandes plaques installées dans les squares parisiens par les Amejd (Associations pour la mémoire des enfants juifs déportés). Ils étaient plus de cinq cents dans l’arrondissement, de 6 mois à 7 ans. « Je tenais à ce qu’ils figurent dans le livre, au même titre que des personnalités connues comme Robert Desnos. » Les listes de noms ainsi établies complètent les plaques anonymes apposées par la Mairie de Paris contre les façades des écoles.
Plus on se rapproche de l’Hôtel de Ville, là où les ultimes combats de la Libération eurent lieu, plus les éléments d’information sont nombreux. On en repère trois dans la cour de la mairie du 4e arrondissement, un dans la station de métro, signalant la grève déclenchée par trois mille employés des transports parisiens, dès le 16 août 1944. On trouve aussi plusieurs plaques aux murs de l’Hôtel de Ville, dont une, récente, à l’angle de la rue de Rivoli, au-dessus des impacts de balles témoignant de la violence des tirs, du 20 au 25 août. Et une autre, toute neuve, en face, au 68, rue de Rivoli, où un trompettiste de la Garde républicaine a sonné le cessez-le-feu le 26 août. Place du Châtelet, une inscription que personne ne remarque se trouve dans le café Zimmer, en l’honneur d’un groupe de policiers résistants nommé l’Honneur de la police. Le patron, Jean-Luc Jintrand, connaît leur histoire : « Ils ont été arrêtés ici, dans les sous-sols. » A la toute fin de son livre, Philippe Apeloig a placé la photographie d’une plaque des Amejd, plantée dans un square du 20e arrondissement. Le cliché, cadré large, a été pris un jour de printemps. Les feuilles des marronniers d’un vert frais, les fleurs épanouies sont pour lui un signe de vie. Elles l’étaient aussi pour son grand-père, qui avait acquis un terrain à Neuilly-sur-Marne, dans la banlieue est, d’où il rapportait fruits et légumes. Quand il voyait ses petits-enfants se gorger de fraises ou de framboises, il était heureux.