Graphiste en loge
by Jean-Louis Perrier
Philippe Apeloig est le premier graphiste en pension à la Villa Médicis. Son objectif : créer un nouveau caractère typographique.
D’emblée, Philippe Apeloig a choisi son terrain, unique : la culture. Depuis ses premières expériences au Musée d’Orsay entre 1985 et 1987, ce jeune graphiste (trente et un ans) aura travaillé essentiellement pour des éditeurs (Autrement, Hachette), des Musées et galeries (Centre national d’art contemporain, Musée de Grenoble), des théâtres (Amandiers-Nanterre), des compagnies de danse (Chopinot, Bouvier-Obadia), et des festivals dont la vocation n’est que de ras-sembler tout cela (Octobre en Normandie). Un monde avec lequel il s’entend à demi-mot, un monde qui sait, effectivement, qu’un mot littéralement coupé en deux ne nuit en rien à la compréhension, bien au contraire, puisque derrière résistance qu’il offre s’ouvre grand l’espace d.’une nouvelle complicité. Un tel monde devrait porter le graphisme vers rien que d’essentiel.
« N’oublions pas que, à la différence des artistes, nous avons un message à transmettre, tempère, sereinement, Philippe Apeloig. Ce qui n’a pas empêché le Moma (Musée d’art moderne de New-York), de réserver un espace entier au graphisme. La base de notre travail demeure le texte, la typographie. April Greiman, chez qui j’ai travaillé un an à Los Angeles, le sait bien. Elle est venue l’apprendre à Bâle. Maintenant, ce sont les Japonais qui font le voyage en Suisse. Bientôt, si nous n’y prenons garde, ce seront eux qui dessineront nos caractères. »
Lui, c’est aux Pays-Bas qu’il a trouve ses bases. Aux arts déco, il avait choisi « l’expression visuelle » sans trop savoir ce que cela pouvait représenter. Son professeur, Roger Druet, l’envoie en stage chez Total Design, à Amsterdam. Sa « première chance ». On ne s’intéresse guère alors au graphisme néerlandais. Il y découvre un fil ininterrompu depuis les néo-plasticiens et la haute considération qui entoure ce savoir-faire : « Le directeur de Total Design est devenu directeur du Boymans, à Rotterdam. Il n’y a qu’aux Pays-Bas où les graphistes peuvent arriver à cela ! » Il s’engage pleinement dans tes manipulations typo-graphiques. À contre-courant, car, « en 1983 en France, tout reposait alors sur l’image, la mode était au graffiti ». Après que Total Design eut remporté la signalétique de La Villette à Paris, il effectue un second séjour à Amsterdam. Il se souvient du moment où il s’est dit : « Voilà le travail que je veux faire. »
Sa « deuxième chance » lui est accordée par Orsay, où son intense et neuve conviction triomphera de son mince dossier. Il devient graphiste de l’établissement, chargé de « faire vivre » le logo et la ligne conçus par Bruno Monguzzi et Jean Widmer. « J’ai hérité d’une exceptionnelle image de marque., reconnaît-il. Elle n’est pas illustrative, elle ne représente pas le bâtiment comme au Centre Pompidou, ni un tableau particulier, mais une époque, à travers les lignes filiformes du Didot, caractère utilisé au dix-neuvième siècle. On peut lire Musée d’Orsay sans que ce soit écrit, l’équilibre entre les formes et les contreformes est parfait. » Avant tout, il « essaie de bien le comprendre », puis il conçoit des dépliants, des programmes, des affiches : « On a commencé à mettre un nom sur mon travail. »
Mais s’il ne se sent plus en formation, il demeure en recherche. En 1988, il décide de quitter Orsay pour In Californie, afin de conquérir sa « troisième chance » chez April Greiman, dont il a remarqué le travail dans la bibliothèque encyclopédique de Total Design. Pour la première fois, il pénètre dans un atelier tout entier absorbé par son dialogue avec le micro-ordinateur. Il était venu en quête d’un espace nouveau où pourraient se déployer les signes, il va frôler la troisième dimension. Avec April Greiman, il découvre que le graphisme n’est pas seulement un travail de bureau, mais un investissement personnel permanent. Avec elle, il part à la recherche des couleurs du Mexique et du Japon, il fait son marché de textures et d’impressions. « Son oeuvre a été pour moi la preuve qu’un pont existait entre matériel publicitaire et création artistique. » Il quitte la Californie avec le plus indispensable de ses crayons : le Macintosh.
Maintenant le mot « chance » semble sorti de son vocabulaire. Il ne compte plus qu’avec lui-même. La troisième dimension n’a de meilleure place que sous ses pieds. Il découvre la danse avec les mots. « Regarder la danse contemporaine m’a beaucoup appris. J’ai cherché à mettre un texte en scène comme un chorégraphe peut installer lui geste. J’aime qu’il y ait un mouvement immobilisé. » Son ballet est si convaincant qu’au terme d’un entretien qu’il accorde, il se trouve propulsé à la direction artistique d’un magazine de mode. Bien que ne s’intéressant pas à ce domaine, bien que les termes « directeur » et « artistique » lui paraissent « totalement contradictoires », il se jette un an durant dans cette aventure, tant il se sent, lui, « toujours à la traîne » stimulé par ces journalistes « toujours à la pointe », leur rapidité d’exécution, et cet art de jongler à la dernière minute avec les « accroches ».
Insensiblement s’est affirmé en lui le besoin d’espaces plus calmes, moins encombres, plus limpides. En 1993, il réalise l’image de marque du Carré d’art, à Nîmes, dans toutes ses déclinaisons : logo, cartes de visites, en-têtes, enveloppes, marque-pages, autocollants, guides, catalogues, affiches. « J’ai travaillé avec l’équipe de Norman Foster, qui m’a aidé à simplifier mon projet en supprimant les fioritures. A aller à l’essentiel. Sa seule exigence a été que j’utilise le caractère qu’il a retenu pour tous ses bâtiments : le rotis. » Il retrouve dans l’architecture ce qui l’avait attiré chez April Greiman la troisième dimension. Mais cette fois, tout son travail consiste à l’éliminer pour s’arrêter sur un simple carré rouge (rouge sang des arènes, rouge lumière du midi, mais aussi rouge constructiviste), sur fond blanc.
Les vestiges romains de Nîmes le font revenir à l’antique. Il y redécouvre l’art des passages entre monuments et typographie, entre cité et texte : « La lettre gravée est partout. Les similitudes entre écriture et architecture paraissent flagrantes. L’arc en plein cintre est présent dans la typographie, tout comme l’empattement des colonnes doriques. » L’idée s’impose à lui d’une pause romaine consacrée à ce qui demeure le chef-d’œuvre (au sens des compagnons) de tout graphiste audacieux : la création d’un caractère.
Le voilà aujourd’hui à la Villa Médicis. Un monde clos dans Rome, ville fermée. Loin de la spontanéité aimable des Californiens. Loin de la densité culturelle parisienne. Excédé par les mondanités qui tiennent lieu de travail, la représentation permanente. Il reste, via son Macintosh, en Ligne directe avec son atelier parisien. La lecture lui paraît l’ultime rempart contre l’engourdissement. Une porte entrouverte sur l’écriture qui le reconduit sans cesse à l’aphabet. « À défaut de pouvoir écrire (sans doute ce qu’il y a de plus dificile), j’ai décidé de m’en rapprocher en dessinant des caractères. Gisèle Freund racontait qu’elle avait voulu écrire, et qu’en fin de compte elle avait passé sa vie à photographier des écrivains. Un peu comme elle, j’ai décidé de me mettre au service des lettres par la typographie. »
Au stylo, sur de larges feuilles quadrillées d’écolier, il a commencé à tracer ses premiers graphes une haute semi-cursive et un caractère formé de blocs épais qui évoque l’architecture électronique des premiers âges. Deux mondes en attente d’une seule lecture.
Graphiste en loge
Press, 03 / 1994