Homme des lettres
by Catherine Scotto & Philippe Trétiack
Philippe Apeloig est l’un des plus prestigieux graphistes du monde. La composition d’une affiche, le positionnement des lettres sur une feuille, le sens des couleurs et du rythme, la puissance du message à délivrer, rien ne lui échappe. Pour peu que tout soit bien à plat. Mais que survienne une troisième dimension et c’est, comme le résume Sylvain Dubuisson, l’architecte de l’aménagement de son appartement-atelier, “la panique”. Le réel, les volumes, les pièces, les meubles ne sont pas de son monde.
Aussi, en expert conscient de ses limites, Philippe Apeloig a-t-il cédé les clefs de son domaine à l’architecte en lui faisant une confiance aveugle. Comme feuille de route, une demande simple : ranger. Oui, ranger les collections d’affiches dont Philippe Apeloig est l’auteur. Il les collectionne, il les entasse, elles le menacent, comme une nature qui reprendrait ses droits. Ranger encore les rouleaux de papier kraft, les affiches sous cadre, les esquisses innombrables et les livres en ziggourats.
Paradoxe d’un homme pour qui le vide est une matière qu’il malaxe et contrôle, le voilà débordé par le trop-plein de ses propres archives. D’autant plus étrange qu’Apeloig a fait de la dispersion une des clefs de son oeuvre. On la perçoit dans le moindre de ses travaux, ainsi de la série de pièces de vaisselle juste signée pour la Manufacture de Sèvres. « Hormis mes archives, je n’ai rien, spécifie-t-il, debout dons sa cuisine aménagée par l’architecte Yves Kneusé. Rien. Quelques beaux meubles d’un grand-père ébéniste dans le faubourg Saint-Antoine et puis c’est tout. »
Sylvain Dubuisson a donc pris les choses en main. Stocker, ordonner. Pour rester dans la note de son client, il a choisi des matériaux pauvres comme le papier, « du carton et du multiplis de peuplier, ce bois blanc avec lequel on fabrique les allumettes et les boîtes de camembert. » Il en a fait des panneaux alvéolaires légers comme des ailes de biplan, idéaux pour les bâtis de rangement, des racks pour affiches, épurés comme des squelettes destinés à recevoir ce qui était déjà protégé par des tubes en carton. En sus, il a dressé de vastes tables de travail dans ce même carton durci. L’une carrée à l’étage de l’appartement, dévolue aux très grandes affiches ; l’autre, tout en longueur, à l’étage supérieur, celui de l’atelier dont les proportions ont été signées par son confrère Yves Lejeune. là, Philippe et ses collaborateurs phosphorent en commun. « L’intérêt de tout notre apport, précise l’architecte, tient dons le fait que dans cet appartement haussmannien, rien n’est fixé aux murs, tout est nomade, modulaire, économique. Si demain Philippe décide de quitter son appartement, il pourra tout emporter avec lui. »
Philippe Apeloig souhaitait encore un petit espace privé où réfléchir, isolé de ses collaborateurs. Il exigeait juste que les commodes confectionnées par son grand-père n’y soient pas oubliées. « Nous les avons intégrées munies d’une petite lumière, et nous avons demandé à Philippe de dessiner, puisque c’est son domaine, la grille qui cacherait le radiateur, se rappelle l’architecte. Nous avons reçu un dessin magnifique, parfaitement inutilisable. Là encore, l’affichiste avait raisonné en 2D. C’était assez captivant. ll a tout refait. Très bien. » Oui, tout est très bien dans ces volumes baignés de lumière que Sylvain Dubuisson compare, avec une certaine délectation, à « une cave en plein ciel où les archives, comme un bon vin, se bonifient avec le temps. »
Homme des lettres
Press, 20 septembre 2017