« Trop de gens du texte
le manipulent comme des aveugles »
by Claude Combet – Anne-Laure Walter
Rédacteur en chef invité de ce numéro de Livres Hebdo dédié au « design »,
le graphiste et typographe Philippe Apeloig explique comment le beau doit entrer dans la réflexion de chaque professionnel du livre.
Quel rapport entretenez-vous avec le livre ?
J’ai un rapport très intimiste au livre. Certains ouvrages d’art ou de design m’accompagnent depuis toujours. J’ai besoin de les avoir à portée de main. J’ai du respect pour eux, je les manipule avec soin, ne les annote pas, ne les écorne pas. J’ai de la peine quand la lumière altère les couleurs ou quand les pages s’arrachent parce que la colle ne les tient plus. Les livres m’inspirent. Je dépense sans compter pour en acheter. J’en suis envahi et il m’arrive d’offrir des mètres cubes d’ouvrages sur le design aux écoles d’art : Duperré, Estienne, l’Ensad et aussi à ma bibliothèque de quartier. J’ai pourtant du mal à me séparer de certains d’entre eux et j’ai encore des livres de poche de mes années de lycée.
Comment le design intervient-il dans le monde du livre ?
Comme tout objet utilitaire, le livre mérite d’être dessiné et bien pensé. Il doit capter le regard des lecteurs avant qu’ils ne se plongent dans la lecture. La couverture doit inciter à l’achat ou au minimum à la consultation. En ce sens, la mise en forme d’un livre est un vrai métier. Or j’ai l’impression que trop de gens du texte le manipulent comme des aveugles.
Est-ce propre à la France ?
Comparé à certains pays, oui. Par exemple, je connais bien les Pays-Bas où j’ai été stagiaire à l’agence Total Design, réputée pour sa rigueur janséniste et son esprit d’avant-garde. Avant d’aller travailler à Amsterdam, j’ai beaucoup hésité à devenir graphiste. Le dessin, la peinture, la danse et le théâtre m’intéressaient davantage. Mais aux Pays-Bas, j’ai découvert le design, une expression artistique qui correspondait à mes préoccupations. J’aimais déjà la peinture flamande avant de savoir qu’elle était flamande. J’ai aimé Mondrian, le mouvement De Stijl et j’ai été émerveillé par l’incroyable collection des œuvres de Malevitch au Stedelijk Museum. C’était un peu comme si j’avais eu rendez-vous avec l’abstraction. En Hollande, j’avais aussi remarqué combien la culture du livre, la typographie et les techniques d’impression étaient respectées et innovantes. Les graphistes néerlandais sont bien considérés et reconnus. Ils font partie des créateurs qui façonnent les tendances un peu comme les grands couturiers en France. Chez nous, le graphisme est sous-estimé, voire ignoré.
Comment définiriez-vous le métier de graphiste ?
C’est l’art de la communication visuelle qui implique esthétique et concept. Les graphistes sont tenus en permanence de se cultiver, de baigner dans des univers qui ne leur sont pas familiers. Cet apprentissage rafraîchit l’œil et les neurones. Chaque commanditaire arrive avec une attente et des idées. Nous devons d’abord les écouter, nous imprégner de leurs propos, puis nous documenter. Le processus de création s’effectue petit à petit jusqu’à nous emparer du sujet, trouver notre propre expression, voire désobéir à la commande, faire en sorte que l’image finale soit porteuse de sens et puissante.
Vous avez travaillé avec le monde du livre notamment pour l’Association des bibliothécaires de France. Comment pense-t-on l’identité graphique d’une telle institution ?
L’ABF est venue me voir à l’occasion de la célébration de son centenaire. Pour concevoir leur logo, j’ai observé les espaces des bibliothèques, leur organisation et leurs équipements. Ainsi, j’ai développé un lettrage composé de formes qui évoquent le mobilier vu du haut : tables, bureaux, chaises, rayonnages, etc. Pour autant, mon design n’est pas illustratif mais purement expérimental, à la lisière du lisible et de l’illisible. Cette typographie abstraite est devenue une police diffusée par la fonderie suisse Nouvelle Noire qui l’a complétée de tous les glyphes.
Votre travail pour la Fête du livre d’Aix-en-Provence s’inscrit aussi dans le temps puisque vos archives sont désormais à la Bibliothèque nationale de France.
Je viens de donner mes archives de cette collaboration de presque vingt ans (1997-2015) à la BNF car je sais qu’elles y seront bien conservées et consultables. Il m’a fallu rassembler les affiches, les esquisses, retrouver les fichiers numériques et rédiger des textes expliquant la genèse de chaque projet. C’est important de transmettre. La première affiche que j’ai réalisée pour la Fête du livre était sur le thème de l’Afrique du Sud, trois ans après l’abolition de l’apartheid. La composition est divisée horizontalement en deux parties égales, noire et ivoire, symbolisant la population sud-africaine. Le lettrage est enchevêtré à des rayures irrégulières couleur de terre, comme tissé pour former une « zone mixte ». Au final, l’affiche évoque aussi bien la faune et la flore que des barreaux de prison ou encore des livres sur une étagère. En 1999, la Fête du livre célébrait l’écrivain Philip Roth qui, outre le choix du titre, « TheRoth explosion », imposa la présence de son visage sur l’affiche. Donc, son portrait émerge d’une composition des titres de ses romans répétés à l’infini en une multitude de petites lettres placées une à une. Ce processus laborieux de « typographie-modelage » est à l’image de l’œuvre prolifique et obsessionnelle de Philip Roth, inspirée de sa propre expérience de la psychanalyse. L’affiche a deux niveaux de lecture : de près, une accumulation de lettres ; de loin, le visage de Philip Roth émerge de la constellation de signes typographiques.
Dans une société où l’image prédomine, vous défendez la typographie avec fougue. Comment a-t-elle évolué ?
Je suis l’actualité de la création typographique et j’achète beaucoup de licences de caractères. L’outil informatique permet à d’innombrables fonderies et à de créateurs de caractères indépendants de diffuser sur le marché un très grand choix de polices. La typographie a gagné en popularité. Tant mieux car lorsque j’étais élève en école d’art, les cours de typographie étaient considérés comme une punition. Aujourd’hui, c’est un paquet de bonbons ! De même, l’usage de l’ordinateur a provoqué un changement drastique dans la chaîne graphique. Les imprimeurs ont renforcé la qualité de leur prestations tout en restant économiquement rentables car le livre ne peut pas devenir un objet de luxe. Pour autant, les éditeurs ne sont pas assez exigeants vis à-vis d’eux-mêmes. Ils continuent trop souvent à faire des livres dépourvus de design innovant. C’est d’autant plus rageant puisqu’ils peuvent faire appel à des graphistes compétents, enthousiastes et talentueux.
Quelles tendances voyez-vous dans le graphisme éditorial ?
Il y a une nouvelle génération de graphistes très créatifs en France. Je suis ébloui par certains livres d’art ou catalogues d’exposition qu’ils conçoivent. Le choix du papier, de la typographie, la judicieuse articulation entre textes et images prouvent que ce sont des ouvrages bien conçus et bien finis. Cela est le résultat d’années de persévérance dans la formation artistique et technique. Les professeurs de graphisme font un travail remarquable. D’ailleurs, la filière où il y a le plus d’étudiants dans les écoles d’art est désormais celle du graphisme et de la typographie.
Où puisez-vous votre inspiration quand vous pensez une couverture pour un éditeur ?
Pour la collection « Ecrits d’écrivains » chez Robert Laffont, qui racontait des expériences culinaires, je passais mon temps à acheter des nappes, des torchons, des serviettes que je reproduisais sur les couvertures des livres. Pour Le Serpent à plumes, faute de budget, j’ai trouvé sur Internet des images d’objets libres de droits. Pour le livre dit Louvre Cube (de par son format carré) publié par La Martinière, je ne voulais pas reproduire un tableau sur la couverture mais évoquer le calepinage des carreaux de verre de la pyramide. Mon design est un tracé noir quadrillé – qui vient d’un papier chinois pour calligraphes – et un coff et en plexiglas transparent. L’association des deux fait penser à l’architecture emblématique de Ieoh Ming Pei.
Pourquoi travaillez-vous moins pour l’édition ?
J’ai ralenti le rythme mais je n’ai pas abandonné. Certes, la réalité économique est un frein car le budget alloué aux graphistes est très maigre et expose à des difficultés quant au bon fonctionnement d’un atelier de création. Pour pallier cela, la plupart des graphistes sont aussi enseignants, ce qui permet de cumuler deux activités. Ce n’est pas mon cas. J’ai cessé d’enseigner il y a plus de quinze ans. Pour vivre uniquement de la maquette de livres, il faudrait en produire à la chaîne. De plus, faire des livres est chronophage. Les graphistes passent trop de temps à des corrections d’auteurs relevant normalement de secrétaires de rédaction, ou à des corrections ortho-typographiques autrefois prises en charge par les typographes-compositeurs. De plus, il y a beaucoup de frustrations entre les intentions graphiques et la réalisation. La fabrication est une course contre la montre (sans compter qu’on imprime souvent chez le moins-disant) au détriment de la qualité.
Fréquentez-vous les librairies ?
J’adore aller en librairie. Je fréquente celle de mon quartier à Paris, Les Arpenteurs, rue Choron, près de la rue des Martyrs ; Les Mots à la bouche, dans le 4e arrondissement, l’unique libraire gay à Paris, soit un lieu singulier où les libraires font un travail remarquable qu’il faut soutenir ; Delamain, en face de la Comédie-Française, parce que c’est un bel endroit. J’aime la façon originale dont les libraires aménagent leurs vitrines et agencent leurs tables. Il y a souvent un côté « fait maison », comme dans les boulangeries où sont joliment mis en scène les gâteaux et d’autres friandises. Chez les libraires, on peut librement saisir des livres, se perdre et se laisser charmer. Leur diversité et leur beauté aiguisent la curiosité, leur grand nombre donne tout le temps envie de repartir avec l’un d’entre eux.
Et allez-vous dans les bibliothèques ?
Jeune, je les ai beaucoup fréquentées. Je suivais les cours municipaux de dessin qui se tenaient à l’étage de la bibliothèque municipale de Vitry sur-Seine. C’est là que j’ai découvert l’art. Notre professeur empruntait des livres sur Corot, Cézanne, Picasso… Je trouvais ces peintures merveilleuses. Ce qu’elles représentaient était tellement différent des grands ensembles autour de nous, qui nous servaient de modèle quand on peignait des paysages. Puis, les bibliothèques du lycée Lamartine, à Paris, des Arts appliqués Duperré, des Arts-Déco ont été des refuges où j’aimais me ressourcer. Plus récemment, j’ai donné un workshop à CalArts, à Los Angeles, sur le thème des bibliothèques et de leur politique de communication. Sachant que toutes les universités américaines sont dotées de magnifiques bibliothèques, j’étais persuadé que les élèves s’y intéresseraient. Mais à ma grande surprise, aucun d’entre eux n’y est allé. Leur ordinateur était leur bibliothèque !
Quel sera votre prochain livre ?
Je prépare plusieurs livres, dont un sur l’agence d’architecture Jakob+MacFarlane, qui a réalisé entre autres la Cité de la mode et du design, l’aménagement intérieur de la librairie du Centre culturel suisse à Paris et celle de Florence Loewy, qui se trouvait rue de Thorigny.
« Trop de gens du texte
le manipulent comme des aveugles »
Press, September 2019